Tribunaux arbitraux : « Les pays de l’Union européenne seront attaqués, à coup sûr »
Dans le cadre du Ceta, l’Europe s’expose au risque des « tribunaux arbitraux », qui permettent aux multinationales de faire condamner des États. Explications de Gus Van Harten, expert de ces cours extrajudiciaires.
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Pour « protéger les investissements », les accords de libre-échange prévoient depuis les années 1990 la mise en place d’une justice ex nihilo, qui n’a ni le nom ni la déontologie des tribunaux indépendants et permet à des multinationales de faire condamner, parfois lourdement et dans le plus grand secret, des États qui empiéteraient sur leurs bénéfices escomptés. Ces « mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États », ou ISDS selon l’abréviation anglaise (Investor-State Dispute Settlement), viennent d’être retirés de l’Alena, l’accord de libre-échange renégocié entre les États-Unis et le Canada. Une victoire historique, selon Gus Van Harten, professeur de droit au Canada et lanceur d’alerte majeur sur le sujet, à l’heure où la Cour de justice de l’Union européenne et les Parlements nationaux de l’UE doivent se prononcer pour l’entrée en vigueur d’un mécanisme similaire négocié dans le cadre du Ceta.
Quels problèmes posent, selon vous, les tribunaux arbitraux ?
Gus Van Harten : L’ISDS offre aux investisseurs étrangers – en pratique, surtout les grandes multinationales et les milliardaires – le pouvoir de porter des réclamations contre des lois ou des régulations nouvelles, ou même des décisions de justice.
Une justice sur mesure pour les multinationales
Colombie, 2009. Un parc naturel est créé dans l’État du Vaupès pour protéger les terres sacrées de sept peuples indigènes. Mais une multinationale nord-américaine brandit un permis d’exploration minière sur les lieux, pour réclamer devant un tribunal arbitral une compensation de 16 milliards de dollars, soit 20 % du budget national, au titre des bénéfices espérés d’une hypothétique exploitation de la zone.
C’est « l’extraordinaire pouvoir des tribunaux arbitraux » et l’extraordinaire injustice révélée par Laure Delesalle dans son documentaire. Ou comment les États se retrouvent attaqués devant une simili-justice, opaque et hors sol, pour des lois ou des décisions de justice prises au nom de l’intérêt général. La documentariste donne la parole à la plupart des protagonistes du dossier, pour mettre en lumière un système qui prospère dans l’ombre depuis trois décennies.
Quand les multinationales attaquent les États, Laure Delesalle, Arte, 11 décembre, à 22 h 30.
C’est un processus déséquilibré, car les multinationales ne sont soumises à aucune responsabilité. Seuls les investisseurs peuvent gagner dans un ISDS. Les États ne peuvent que se défendre. Cette configuration existe certes pour des lois nationales et dans des juridictions comme les cours internationales des droits humains, où des individus formulent des réclamations contre des États. Mais le système des droits humains est ridiculement faible au regard du pouvoir confié aux ISDS, qui mettent en jeu des sommes colossales et rendent des décisions exécutoires pour les États. C’est très violent et cela démontre le peu de considération pour les institutions nationales, car les investisseurs étrangers n’ont même pas besoin de déposer plainte devant les cours de justice de leur pays avant de saisir les tribunaux arbitraux. Par ailleurs, rien ne justifie de tels mécanismes entre des pays qui ont chacun des systèmes judiciaires fiables et établis de longue date, bien plus démocratiques et indépendants que les tribunaux ISDS.
De nombreux cas démontrent que la seule menace d’une condamnation produit un effet de dissuasion qui enterre des projets de régulation ou de loi en dépit de leur importance pour la protection de la santé, de l’environnement, des finances publiques, etc. Même s’il existe seulement 5 ou 10 % de risque d’être condamné, la perspective de devoir payer des milliards de dollars à une multinationale a de quoi faire réfléchir n’importe quel gouvernement. C’est un système imaginé dès les années 1990 pour renforcer les inégalités globales.
Le Canada et les États-Unis étaient précurseurs en matière d’ISDS mais ils viennent d’annoncer qu’ils le retireraient de la nouvelle version de l’Alena, l’accord de libre-échange nord-américain. Quel bilan en tirez-vous ?
Le Canada a accepté l’ISDS il y a vingt-cinq ans, à un moment où personne ne savait réellement comment cela allait fonctionner, et parce qu’il ne pouvait pas refuser une demande venant des États-Unis, dont il est économiquement quasiment dépendant. Mais c’était une grosse erreur, car le Canada, depuis lors, est le pays au monde qui a subi le plus de poursuites. Les investisseurs américains utilisent en permanence l’ISDS pour attaquer tout type de loi de régulation ayant trait à l’environnement, aux ressources naturelles, au développement de l’économie régionale ou à la lutte anticorruption.
Ainsi, la menace d’une condamnation devant l’ISDS a poussé en juin l’État fédéral canadien à racheter, pour 4,5 milliards de dollars canadiens, l’oléoduc Trans Mountain (1) à la compagnie américaine Kinder Morgan. La justice canadienne s’apprêtait à bloquer le gazoduc pour se conformer au droit des indigènes, inscrit dans la Constitution, ce qui faisait craindre au Canada une plainte devant l’ISDS.
L’expérience canadienne montre donc qu’un pays développé, démocratique et doté d’une justice indépendante peut être vulnérable. Les pays de l’Union européenne seront donc attaqués à coup sûr une fois qu’ils auront accepté l’équivalent de l’ISDS adossé au Ceta. Le représentant américain au commerce, Robert Lighthi-zer, a lui-même témoigné devant le Congrès que les États-Unis avaient parfois dû renoncer à des projets de régulation qui faisaient pourtant l’unanimité, de peur d’une condamnation devant l’ISDS. Quel État pourra résister à l’effet de dissuasion, si même les États-Unis avouent ne pas en avoir été capables ?
Pouvez-vous nous parler de la décision récente prononcée contre l’Équateur ?
C’est un cas profondément dérangeant. Dans les années 1990, des avocats états-uniens ont obtenu un jugement inédit de la justice américaine contre Texaco, une filiale de Chevron, pour la pollution en Amazonie, en Équateur. Elle leur a dit, en substance : « Vous devez porter votre plainte devant la justice équatorienne, mais, si vous gagnez en Équateur, nous appliquerons le jugement aux États-Unis. » C’était une grande victoire, car les multinationales ont l’habitude, lorsqu’elles sont condamnées dans un pays, de se déplacer pour poursuivre leurs activités nuisibles en toute impunité dans un autre pays. Et leurs actifs à l’étranger ne sont ni saisis ni menacés.
La société Chevron a finalement été condamnée en Équateur, mais elle a répliqué par une plainte devant l’ISDS contre la justice équatorienne et obtenu des compensations au cas où elle aurait à payer pour se conformer à l’ordonnance du tribunal en faveur des victimes de pollution en Amazonie. Cette décision de l’ISDS rendait ainsi caduc le jugement de la justice états-unienne. Et ce, alors que les victimes de la pollution, elles, n’ont nulle part où attaquer en justice. C’est un bon exemple de la profonde injustice et de la puissance des règles prévues par les ISDS. Même lorsque vous pensez que vous avez gagné une lutte importante.
Face aux difficultés rencontrées pour ratifier le Ceta, l’UE a changé de stratégie en sortant l’ISDS des traités en cours de négociation. Elle soutient également le projet d’une grande cour multilatérale à l’échelle du globe. Que pensez-vous de cette perspective ?
La cour multilatérale d’investissement pourrait réparer le problème d’indépendance et d’impartialité des tribunaux arbitraux. Mais elle ne réglera pas le problème de déséquilibre, parce que les investisseurs étrangers n’auront toujours pas de responsabilité. Elle ne révise pas non plus un certain nombre de principes problématiques, comme l’absence des cours nationales dans le processus. Je suis donc prudent vis-à-vis de cette proposition. On s’aperçoit que les arbitres sont acteurs sur ce dossier. Ils ne veulent pas jouer réellement le jeu de la transparence, alors ils poussent ce type de réforme, en façade, pour bloquer les véritables remises en question de manière silencieuse. J’ai peur que ce soit leur stratégie sur ce dossier.
(1) Gazoduc qui transporte le pétrole, à travers les Rocheuses, depuis l’Alberta jusqu’à la côte Pacifique.
Gus Van Harten Professeur de droit au Canada.