« Une affaire de famille », de Kore-eda Hirokazu : L’invention du bonheur
Dans Une affaire de famille, palme d’or à Cannes, Kore-eda Hirokazu filme le bien-être d’une famille pauvre en dehors des normes morales et légales, guettée par un retour à l’ordre. Un film merveilleux et subversif.
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Dans Une affaire de famille, il y a d’abord un lieu : une petite maison de bric et de broc, qui tient encore debout grâce à l’esprit de résistance de sa propriétaire, une vieille dame, Hatsue (Kiki Kilin), contre la spéculation immobilière. La maison est isolée, cernée par un vaste ensemble d’immeubles récents qui la surplombent. L’un des derniers films de Kore-eda Hirokazu, Après la tempête (2016), se déroulait dans le décor impersonnel de résidences HLM, dont l’influence diffuse n’inclinait pas à s’émanciper du morne quotidien. On peut ainsi en déduire que la bicoque d’Une affaire de famille, a contrario, n’est pas un repaire de personnes ordinaires. Et en effet elle abrite un îlot d’insoumis aux règles, mais en toute quiétude. Avec les apparences de la normalité.
Vivent ici dans un joyeux capharnaüm Hatsue, déjà mentionnée, qui passe pour la grand-mère de la maisonnée ; un couple, Osamu (Lily Franky) et Nobuyo (Ando Sakura), avec leur fils Shota (Jyo Kairi) ; et enfin la jeune sœur de Nobuyo, Aki (Matsuoka Mayu). Mais, dès le début, la famille s’octroie un nouveau membre : une petite fille, Juri (Sasaki Miyu), « oubliée » par ses parents, qu’Osamu et Shota, passant près de chez elle, n’ont pas voulu laisser seule. Sur les bras de la fillette, des traces de coups montrent qu’elle est battue. Au moment de la rendre à ses parents, ceux-ci sont en train de se déchirer, hurlant l’un comme l’autre qu’ils n’ont pas voulu de cette enfant… Juri va rester au sein de sa nouvelle famille, choyée, quasiment adoptée. Mais en toute illégalité.
Voilà qui donne une idée de la manière dont ces gens, des cabossés de la vie, se sont agrégés au sein de la maison. Le cinéaste japonais a aussi suggéré d’emblée comment ils font face à leurs besoins. Dans une scène inaugurale, Osamu et Shota volent dans une grande surface des produits de première nécessité. Des chapardeurs sans le sou. Ou, là encore, des délinquants. Question de point de vue.
À de nombreuses différences près, la famille d’Une histoire de famille peut faire songer à celle de Vous ne l’emporterez pas avec vous (1938), l’un des chefs-d’œuvre de Frank Capra, composée de doux dingues attachants qui résistent à un homme d’affaires dénué d’humanité. Ici, les protagonistes cherchent à survivre dans une société brutale en cultivant au sein du foyer la générosité et les marques de tendresse à travers l’humour. Tout misérabilisme est évité, mais le film ne s’interdit pas le mélodrame, ce qui est autre chose : l’émotion qui ne cesse de gagner le spectateur est subtile, amenée au gré d’une mise en scène tout en nuances, élaborée à partir de situations qui pourraient paraître ambiguës, sinon douteuses. Ainsi, on finit par avoir des suspicions sur le vrai lien qui unit Osamu et Nobuyo. Comme on s’interroge sur le rapport du couple à l’argent de la grand-mère.
Après quelques films au point de vue plus resserré – hormis l’avant-dernier, The Third Murder (2017), abordant les thèmes de la justice –, Une affaire de famille met en relation préoccupations intimes et problèmes sociaux. Ce faisant, il secoue les totems de nos sociétés, aussi bien au Japon qu’en Europe. C’est, d’abord, une remise en cause du discours privilégiant les liens du sang et ce que signifient réellement les mots « mère » et « père ». Quand elle n’est pas synonyme de violence (sur la petite Juri), la famille biologique est source d’« illusions », selon le mot de la grand-mère. Dans Tel père, tel fils (2013), Kore-eda Hirokazu avait déjà montré combien, en la matière, le vécu (avec les enfants) a incomparablement plus d’importance que le statut (biologique).
Dans ce film-ci, où la famille est élective, l’amour filial est très fort. Cependant, le cinéaste n’adopte pas un regard ingénu : si Osamu est en attente de reconnaissance de paternité par Shota, celui-ci ne parvient pas à prononcer le mot « papa ». On entend aussi toute la limite du précepte prononcé par le premier à propos de la non-scolarisation du second : « L’école est faite pour ceux qui sont incapables de travailler chez eux ».
Comme on l’a vu, économiquement, la famille se débrouille comme elle peut. Osamu est intérimaire sur des chantiers, où il est victime d’un accident du travail. Aki, à 16 ou 17 ans, travaille dans un peep-show, au su de sa grand-mère, qui s’en amuse. Amoral ? Le cinéaste place en regard la situation suivante : le patron de Nobuyo, employée dans une blanchisserie, la convoque avec l’une de ses collègues pour lui annoncer qu’il doit licencier l’une des deux. Elles doivent choisir elles-mêmes quelle sera la victime… La perversité n’est pas là où on le croit.
Le bonheur que se procurent les personnages est fragile. Au moindre accident révélant au grand jour son illégalité, cette famille peut être démantibulée. La société la cerne, comme les immeubles enserrent la petite maison, prête à imposer sa morale immorale. La dernière partie du film a tout d’un brûlot contre les normes répressives, les violences légales, la bonne conscience mortifère. « Il n’y a pas de mère sans enfantement », assène une agente des services sociaux. Le retour à l’ordre est filmé frontalement, avec des couleurs ternes, loin du désordre harmonieux qui régnait dans la maison.
L’une des scènes les plus émouvantes est due à une invention sur le tournage de Kiki Kilin, qui interprète la grand-mère, très grande actrice japonaise, décédée en septembre dernier. Alors que tous les membres de la famille, à la plage, les pieds dans l’eau, regardent vers le large, elle leur lance, à leur insu, un silencieux « merci ». Le spectateur éprouve la même gratitude envers ce film.
Une affaire de famille, Kore-eda Hirokazu, 2 h 01.