Voyage au centre de « Jupiter »
Sous le nom de Démosthène, le philosophe Dany-Robert Dufour signe un étonnant « précis de philosophie politique jupitérienne ».
dans l’hebdo N° 1532-1534 Acheter ce numéro
Que pense vraiment Emmanuel Macron ? Comment cerner l’idéologie profonde de l’homme du « en même temps » ? C’est l’ambition de cet essai étonnant, signé d’un certain « Démosthène » (hommage à l’antique orateur athénien qui dénonçait l’hubris, la démesure, de ses contemporains, en réalité Dany-Robert Dufour, ancien professeur de philosophie à Paris-VIII), qui se présente comme une « anthropologie » bien informée de la macronie.
L’auteur commence par retracer l’ascension éclatante du jeune premier, qui met ses qualités de « prostitué (1) » et de grand « manipulateur », acquises au rayon fusions-acquisitions (« fusacq ») de la banque Rothschild, au service de son ambition présidentielle, de la trahison de Hollande jusqu’à l’élection de députés inexpérimentés et devant tout à leur maître. « Jupiter était né » et allait pouvoir mettre en œuvre son véritable « projet », jamais explicité : se débarrasser des vieux corps intermédiaires au profit des « premiers de cordée », amenés à devenir la « direction opérationnelle du groupe France », la fameuse « start-up nation », bref, le « nouveau monde ».
Dans une seconde partie étrange mais passionnante, notre Démosthène, fidèle à la philosophie grecque du « dire-vrai », entreprend de faire parler à la première personne celui que Macron pourrait être s’il disait tout de sa pensée. Une véritable philosophie, largement déviante (d’un point de vue moral comme philosophique), mais cohérente. Une pensée qui fait de Descartes « l’incubateur des premières start-up » des marchands hollandais, où la seule vertu qui vaille est celle, politique, de Machiavel (un « Machiavel pour les nuls », note le prof de philo), où Hegel assume la domination de l’idée sur la matière, du maître sur l’esclave.
Surtout, une pensée qui réserve une place de choix à un auteur trop méconnu : Bernard de Mandeville. Ce médecin du XVIIIe siècle, « inventeur » avant l’heure de la psychanalyse, serait le premier à avoir imaginé une « théorie du ruissellement » (2) qui fait du vice de chacun la vertu collective cardinale. Un auteur déjà très polémique en son temps et remisé comme tel, mais un « prophète du capitalisme » adulé par les Chicago Boys, inventeur d’« une nouvelle religion qui bouscule les prêches classiques sur le bien et le mal ». Le Jupiter imaginé ici par Dany-Robert Dufour se voit comme le chef d’une « hyper-classe » habile à flatter la vertu imaginaire des uns et à stigmatiser le vice supposé des autres pour se garantir l’exclusivité des fruits du progrès économique. Une « pensée complexe » s’il en est.
Macron est-il le « pervers manipulateur » décrit ici ? En tout cas, le lecteur reconnaît aisément la grande cohérence des premières mesures du « président des riches ». Mais alors s’agit-il d’un livre complotiste ? « Le grand problème quand on avance masqué, c’est… qu’un rien peut vous démasquer », note l’auteur. Un simple Alexandre Benalla trop zélé peut révéler une « dérive féodale » et anti-républicaine du pouvoir. Un témoin clé comme Édouard Philippe, auteur de polars politiques à ses heures, est une bombe politique pas encore dégoupillée.
Le « fusacq sans scrupule » peut aussi se trahir lui-même (3). L’inconscient n’est-il pas le pire ennemi du menteur ? Reste qu’à l’heure des gilets jaunes le « nouveau monde » sent déjà le sapin. Car entre flatteries et stigmatisations, « tout est affaire de dosage ». Emmanuel Macron, trop pressé, se serait-il trompé dans le dosage ? Aurait-il péché par hubris ?
(1) Terme utilisé par Macron lui-même dans un entretien au Wall Street Journal du 8 mars 2015.
(2) À travers sa Fable des abeilles.
(3) Comme lorsqu’il lâche à Jean-Pierre Pernaut que « les riches n’ont pas besoin de président ».