Au Guatemala, les invisibles sortent les griffes

Au Guatemala, les droits des employées domestiques sont régulièrement bafoués. Mais des femmes s’organisent et parviennent désormais à faire condamner des patrons.

Patrick Piro  • 9 janvier 2019 abonné·es
Au Guatemala, les invisibles sortent les griffes
© photo : Une travailleuse domestique salvadorienne à la rencontre latino-américaine de Guatemala Ciudad en septembre dernier. crédit : patrick piro

Dimanche, c’est jour de tractage. Il n’existe pas de pause dans la vie militante de Fidelia Castellanos. Un bon soleil d’octobre chauffe la Plaza Central de Guatemala Ciudad, et la secrétaire générale du Syndicat des travailleuses domestiques (Sitradomsa) sait qu’elle va y trouver des « clientes ». La place principale de la capitale, avec ses étals de tissus chamarrés et ses musiciens amateurs, est une destination privilégiée pour les plaisirs simples du repos dominical. On déguste du maïs grillé et une crème glacée, assis sur le muret de la grande fontaine.

Pour identifier les femmes concernées, c’est simple, explique Fidelia : « Le visage, la manière de parler, les vêtements. Elles ont entre 15 et 30 ans et vont par groupes de deux à cinq. » Démonstration immédiate. « Vous êtes employées domestiques ? » Traits indiens, longs cheveux noirs, jupe et chemisier colorés, Norma, Esperanza, Juana et Marta acquiescent. Un groupe plus loin, puis un autre. « Il ne faut pas tarder, elles prennent des bus tôt pour rentrer chez leur employeur. »

La tête dans les épaules, boule de nerfs, Fidelia Castellanos attaque dans le vif : « Jamais eu de problème au travail ? » Marta vient d’être remerciée sans un quetzal après deux mois de service. La conversation s’engage facilement. « Moi aussi j’ai connu des situations illégales. On me faisait laver la voiture, baigner le chien, etc. Vous n’avez à faire que ce que stipule votre contrat – si vous en avez un. La patronne vous maltraite ? Vous êtes des êtres humains, avec des droits, réclamez-les, compañeras ! » Le syndicat propose des ateliers d’information, un dimanche par mois. « On offre le déjeuner, on sait que vous ne gagnez pas beaucoup. » Lilian, aux serpillières depuis l’âge de 10 ans, en avait 13 quand elle a été crochetée sur la Plaza Central par Fidelia – « le charisme et les griffes ! ». Elle a suivi tous les ateliers. Majeure depuis peu, Lilian s’est engagée auprès du syndicat comme secrétaire aux finances.

Fidelia Castellanos a commencé par faire la lessive pour 5 quetzals (0,55 euro) par mois, dans les jupes de sa mère, partie du village de San Judas pour Guatemala Ciudad. Elle avait 8 ans. Aujourd’hui âgée de 55 ans, divorcée avec six enfants à charge, elle semble n’avoir jamais cessé de lutter, au gré d’emplois à domicile ou dans des maquilas (1). Elle a connu les abus, mais aussi des accusations de vol, la sous-alimentation, des brimades. Des larmes lui viennent encore au souvenir de l’humiliation d’une gifle reçue quand elle était fillette, pour avoir tourné la tête vers la télévision en cours de tâche. « De nombreux employeurs voient encore leurs domestiques comme des esclaves », relate Fidelia, cofondatrice du Sitradomsa en 2011 avec sa complice Floridalma Contreras. « Pour que les filles ne souffrent plus comme moi. » Sur un mur du local, au centre-ville, une photo : 367 croix et bougies, comme autant de femmes victimes de la violence sur leur lieu de travail.

Officiellement, le travail domestique, féminin à près de 85 %, emploie quelque 260 000 personnes au Guatemala. « Mais c’est très sous-estimé, commente Edwin Ortega, assesseur syndical, tant l’absence de contrat de travail est monnaie courante. » Salaires et horaires indécents, pas de congés payés ni de protection sociale (notamment en cas de maternité), indemnités inexistantes, etc. : les infractions à la législation et la dérogation aux normes internationales sont légion. Et les cas de violation des droits humains ne sont pas rares : séquestration de fait, harcèlement, coups, agressions sexuelles. C’est un peuple invisible de petites bonnes, arrimées aux demeures patronales pour 500 à 2 000 quetzals (55 à 220 euros) par mois en échange de 90 heures de travail hebdomadaire en moyenne, isolées et dépourvues d’informations, parfois analphabètes, où domine le profil de la jeune femme indigène fuyant la pauvreté et une situation familiale compliquée, en quête de moyens de subsistance à la capitale.

C’est une séparation qui a poussé Otilia Amador à quitter son village de Camotán il y a quatorze ans pour émigrer à Guatemala Ciudad. Elle a trouvé du travail dans le quartier huppé de San Gaspar. Murs, barbelés et vigiles : il faut montrer patte blanche pour accéder aux luxueuses villas. Logée dans une minuscule pièce attenante à la cuisine, elle ne quitte la maison de son employeur qu’une fois par mois pour retrouver, à dix heures de bus, ses cinq enfants hébergés chez sa mère. Levée à 5 heures, Otilia Amador travaille jusqu’à 20 heures, tous les jours sauf le dimanche, pour 2 000 quetzals par mois. « À peine de quoi payer l’école pour les enfants. » Pourtant, elle ne se plaint pas et se considère, à 39 ans, bien mieux lotie que d’autres qui triment jusqu’à 18 heures par jour « et qui gagnent parfois deux fois moins que moi. » Le salaire minimum national s’élève à 3 000 quetzals (330 euros) : elle a osé en parler un jour à son employeur. Réponse : « On ne peut pas te payer plus. Si tu n’es plus d’accord, on prendra quelqu’un d’autre. » Alors elle a laissé tomber, par peur de perdre la place. « Les indigènes sont réputées dociles et conciliantes, les patrons apprécient », commente Fidelia Castellanos.

Indignation et courage

Petite femme k’iche’ de la province de Quetzaltenango, Micaela Chanax s’est pourtant mise en colère, pour la première fois de sa vie. Parcheminée de rides, ratatinée par 78 ans d’asservissement, elle a parcouru toutes les strates de la laborieuse émancipation de sa profession. Placée dans une famille d’adoption après le décès en couches de sa mère – « une fille, ça ne compte pour rien » –, elle vit la « libération » de ne plus dormir avec les animaux le jour de son premier emploi de domestique, à 8 ans. Son salaire, dix ans plus tard : 10 quetzals par mois, soit le tiers du prix d’une jupe. « Parfois les repas n’étaient pas compris. »

Bien des années plus tard, Micaela Chanax trouve à la capitale un emploi qui s’avère d’une stabilité remarquable : quarante années de bons et loyaux services. Il faut dire qu’elle est accommodante, linge lavé à la main, nounou des enfants, etc. Pas au point de faire partie des meubles, cependant : il y a quatre ans, à l’occasion d’une succession familiale, elle est mise à la porte du jour au lendemain. « Sans un mot ni un sou, et on a même osé prétendre qu’on ne me connaissait pas ! » Elle qui ne sait ni lire ni écrire a puisé dans son indignation la ressource de contacter l’association Atrahdom, qui défend les droits des travailleuses. Une première démarche a permis de lui obtenir deux années d’indemnité. « Mais c’est très insuffisant, nous continuons à nous battre, indique Susana Vázques, animatrice de l’association. Elle est un exemple de courage pour toutes les autres. »

San Lucía, dans le fouillis végétal des ruelles du quartier San Judas, à trois heures de bus de la capitale. Rosalía Argueta s’active à la préparation du déjeuner sous le carbet enfumé. Elle aussi a accompli un pas sans précédent. À 64 ans, avec six enfants à charge et un mari au chômage, elle a claqué la porte de son employeuse, dont l’amie la frappait. « Je n’aurais pas réagi comme ça si je n’avais pas connu le syndicat. » La petite structure s’est mise en branle. L’employeuse, qui lui doit deux mois de salaire, reste sourde : « On va passer à l’étape suivante, l’interpellation du ministère public. »

Le Sitradomsa, créé en 2011 avec dix membres, en compte aujourd’hui 250, et son activisme commence à produire des effets. « Nous appuyons ce processus de conquête de la dignité au travail », indique, en langage prudent, le petit secrétariat aux Droits des femmes du ministère du Travail. Ana Maria Monzón, consultante pour le syndicat, tempère : « Ces fonctionnaires, nommés par le Président, n’ont qu’une faible influence, et la corruption est présente, comme ailleurs. Mais, quand les plaignantes sont accompagnées par un avocat ou par nous, les magouilles sont plus difficiles. Certains patrons prennent peur désormais et viennent nous voir dans l’intention de négocier. » Le Sitradomsa a déjà gagné 25 procès et a fait mettre au pas deux magistrats coutumiers de collusion avec des employeurs en infraction.

La grande bataille, lancée dès l’origine du syndicat : la ratification par le Congrès de la convention n° 189 de l’Organisation internationale du travail. Ce texte consacré au travail domestique engage à faire respecter des normes minimales : définition des tâches, conditions d’exercice, égalité de traitement avec les autres secteurs, protection sociale, jours de repos, droit de conserver ses documents d’identité, etc. Sous la pression, un projet de loi de ratification a été lancé lors de la mandature précédente. Mais son examen est figé depuis 2015. « La procédure n’est pas entre les mains de l’exécutif », se défausse José Luis Rodriguez, du secrétariat de la Femme, rattaché à la présidence. Pour les militantes, le blocage arrange bien les élites au pouvoir. « Ils ont tous des bonnes à la maison ! » ironise Fidelia Castellanos. Même du côté de la ministre du Travail, une indigène pourtant, c’est la sourde oreille. La solidarité de classe avant tout.

Pression sur les politiques

Alors que 60 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, des enjeux économiques considérables résident dans le maintien des domestiques à l’état de sous-prolétariat, analyse Edwin Ortega. « Appliquer ne serait-ce que le salaire minimum provoquerait une véritable révolution : les familles aisées se retrouveraient dans l’incapacité de maintenir leur niveau de vie. Et encore la rémunération resterait-elle à un niveau indigne : 3 000 quetzals par mois, c’est très loin du panier de base mensuel, estimé à 7 000 quetzals. »

Le syndicat compte pour alliée la députée Sandra Morán, égérie des luttes féministes et de gauche, mais son petit parti d’opposition, Convergencia, ne compte que trois députés. En dépit de demandes répétées, le syndicat n’est jamais parvenu à obtenir de rendez-vous avec les élus de la majorité. « Alors nous tentons de forcer les portes. »

Ce jour d’octobre, une petite équipe du syndicat s’invite au Congrès dans l’espoir de mettre la main sur quelques élus. Manque de chance, il n’y a pas de plénière ce jour-là. Les femmes décident d’aller « faire banquette » dans l’antichambre du bureau de l’Unidad nacional de la esperanza (UNE), le groupe majoritaire. Une députée passe, promet vaguement qu’« à son retour… ». Une heure s’écoule : chou blanc. « Nous avons l’habitude et nous sommes tenaces », relativise Floridalma Contreras.

Les militantes ont entrepris un labourage du terrain pour faire grossir les rangs du syndicat et mettre la pression sur les politiques. Le pays vote au printemps prochain pour renouveler son exécutif et les analystes insistent sur une opportunité historique : le président en exercice, Jimmy Morales, est en posture périlleuse, cerné par des accusations de corruption qui pourraient le conduire en prison, à l’instar de son prédécesseur, en 2015. Et plusieurs partis politiques, dont l’UNE, risquent la dissolution pour des raisons similaires. Le Sitradomsa compte exploiter ce climat de déstabilisation pour gagner du terrain avant le scrutin. « Nous avons l’intention de faire circuler la photo et le nom de tous les élus qui refusent de conclure la ratification de la convention n° 189 », annonce Fidelia Castellanos.

(1) Usines installées dans des zones franches, produisant pour l’exportation.

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