Aux origines de la grève en Inde
Pour comprendre l’actuel mouvement massif des travailleurs indiens, il faut revenir aux années qui entourent l’indépendance du pays, en 1947.
dans l’hebdo N° 1537 Acheter ce numéro
Les 8 et 9 janvier, l’Inde a connu un épisode de grève massive. Rassemblant près de 200 millions de travailleuses et de travailleurs, touchant des secteurs aussi divers que les transports, les services bancaires ou l’industrie, le mouvement était appelé par dix syndicats – dont les fédérations liées aux partis communistes et au parti du Congrès. La plateforme commune de revendications vise à remédier à la détérioration des conditions de vie des salarié·e·s du fait du chômage et de l’inflation (contrôle des prix, revalorisation des salaires minimaux, etc.), mais aussi à enrayer les attaques portées par le gouvernement nationaliste hindou sur les législations du travail, le droit de syndicalisation et de négociations collectives.
Dans un premier temps, l’ampleur de la mobilisation force le patronat et le parti du Congrès, désormais au pouvoir, à d’importantes concessions pour ramener la paix sociale. Ils vont jusqu’à discuter, lors de négociations tenues en décembre 1947, d’un intéressement aux profits et d’un contrôle ouvrier sur la production. Mais, dans les faits, le patronat refuse de respecter ses engagements et le Congrès choisit une politique de développement qui donne la priorité à l’augmentation de la production et repose sur une alliance avec les industriels. En conséquence, c’est un tout autre système qui se met en place, marqué par un paternalisme d’État. D’importants acquis sociaux sont alors gagnés, le salaire minimum par exemple. Mais les syndicats se retrouvent dépendants du patronage des autorités, qui acquièrent un rôle important dans le règlement des relations capital-travail (Industrial Disputes Act de 1947). Le droit de grève se trouve ainsi réglementé au profit du recours à des commissions tripartites chargées d’arbitrer les conflits. L’État légifère dans tous les domaines qui peuvent faire l’objet de négociations collectives : salaires, heures de travail, etc. Enfin, le Congrès fonde sa centrale syndicale, l’Intuc, qui, du fait de sa proximité avec le pouvoir, connaît une croissance importante et s’applique à mener une politique de conciliation.
À partir des années 1990, le tournant néolibéral pris par les autorités et l’abandon de toute perspective d’État social ont entraîné la remise en cause du compromis de la fin des années 1940. Le gouvernement multiplie les actions pour ajuster les législations existantes aux besoins du capital : désinvestissement des secteurs publics, augmentation de la contractualisation permettant de contourner les législations protectrices, prolifération des dérogations à ces dernières, changement de la procédure pour la reconnaissance des syndicats, etc. Si la grève a donc été aussi massivement suivie, c’est que l’enjeu n’est pas uniquement la défense et l’approfondissement des acquis sociaux hérités de l’indépendance, mais aussi la préservation du droit et de la capacité de négociations collectives mise à mal par un État qui renonce désormais à jouer le rôle d’arbitre.
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