Convention 189 : le salaire du labeur

Les représentantes de quinze pays se sont réunies en septembre au Guatemala. Thème de la rencontre : une rémunération décente pour le travail domestique. reportage

Patrick Piro  • 9 janvier 2019 abonné·es
Convention 189 : le salaire du labeur
© photo : FABRICE COFFRINI / AFP

Elles n’ont pas manqué de le relever : c’est un homme, employé local, qui balaie la salle du centre La Asunción, où va démarrer la rencontre annuelle des travailleuses domestiques latino-américaines. Près de cent participantes de quinze pays, qui ont laissé la serpillière pour se saisir de la parole, du 27 au 30 septembre dernier à Guatemala Ciudad (1). Depuis 2013, elles ont débattu du droit des populations indigènes, des migrations, de la traite des femmes et des problèmes sanitaires. Cette année, c’est la question du salaire décent, « droit inaliénable ». Les 19 dollars journaliers du Mexique (2) font envie : en République dominicaine ou en Bolivie, c’est de quatre à neuf fois moins. Atelier de construction des revendications : « 150 dollars par mois, ça serait un salaire de rêve », avance une Péruvienne. « De rêve ? Ce qu’on veut, c’est qu’il soit juste et digne ! » coupe sa voisine hondurienne.

La convention n° 189 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur le travail domestique a été ratifiée à ce jour par 26 États, dont 15 en Amérique latine (3). L’ONG Care y a contribué, explique Lilian Estela López, sociologue : « L’une de nos stratégies est de soutenir les organisations locales en lutte pour l’adoption d’outils juridiques internationaux qui font avancer les droits des femmes. »

Ceux-ci sont particulièrement mis à mal dans la région. « En raison d’abord de violences physiques et psychologiques, sexuelles en particulier. Le monde latino est le premier foyer de féminicides au monde. Toute employée domestique a un jour subi une forme de violence. S’ajoutent les discriminations raciales à l’encontre des indigènes et des descendantes d’esclaves noirs. » La chercheuse invite « à une approche idéologique » croisant des facteurs historiques qui ont façonné les sociétés locales : « patriarcat, racisme et clivage de classes ». Le niveau d’éducation détermine le statut des femmes. Il y a celles qui ont accès aux études supérieures, sésame pour des emplois de qualité et l’indépendance économique ; celles qui, scolarisées a minima, obtiennent un salaire, mais insuffisant pour percer le plafond de verre de la pauvreté ; et enfin, de loin les plus nombreuses, celles qui n’ont reçu aucune éducation et se voient privées d’opportunité économique – « et de participation politique », ajoute Lilian Estela López. C’est dans ce groupe, dominé par les indigènes et les afro-descendantes, que sont recrutées la majorité des employées domestiques, entraînées dans une puissante spirale négative : analphabétisme, discrimination, pauvreté, vulnérabilité, précarité, exploitation, mépris et invisibilité.

Dans la salle coulent parfois des larmes, émotion déclenchée par un témoignage plus cru que les autres ou par l’hommage à une camarade assassinée parce qu’en lutte pour le droit et la dignité. On s’enlace par solidarité, on applaudit le courage. « Unidas, las mujeres de Latinoamérica jamas serán vencidas ! » De cette sororité émergent des figures qui forcent l’admiration – malédiction de classe déjouée par l’engagement au service du collectif.

Yadira Gomez et Naomi Canales, pomponnées, ont revêtu ce soir leurs robes à volants, autant pour gratifier les « filles » d’un petit ballet que pour s’affirmer sans crainte d’être jugées. Transsexuelles, elles ont vécu le calvaire au Nicaragua. « J’ai été frappée un jour à coups de machette par un homophobe, raconte Yadira. La stigmatisation nous barre l’accès à l’éducation, à la santé, aux emplois de fonctionnaires, aux supermarchés, aux cinémas. Les deux tiers de la population LGBT en sont réduits à des emplois domestiques précaires : on ne nous fait jamais de contrat. » Le salaire de bonne de Naomi, titulaire d’une licence en informatique, ne couvre que 40 % du panier alimentaire de base. « Alors je complète… » Comprendre : par la prostitution. « C’est une lutte quotidienne, mais nous parvenons à rompre des barrières », positivent-elles. Représentant le syndicat « trans » des travailleuses domestiques du Nicaragua, elles sont fières d’avoir fait reconnaître la spécificité LGBT par la Fédération internationale des travailleurs domestiques.

Ernestina Ochoa vient d’y achever un mandat de vice-présidente. La Péruvienne a joué un rôle déterminant dans la ratification par son pays, en juillet 2018, de la convention n° 189. « Pendant sept ans, nous avons collé aux basques des congressistes et des ministres, avec conférences de presse, marches, occupations de places… » Sourire de stratège. « Nous avons saisi l’opportunité politique du moment. Situation économique catastrophique, irritation croissante face à la corruption, climat de dégagisme : la droite, majoritaire, a voté la ratification à l’unanimité, avec la gauche ! »

C’est fait en Bolivie depuis 2013. Gregoria Gabriel a vécu l’événement aux avant-postes. Benjamine d’une famille quechua de mineurs et de paysans, elle avait sa trajectoire inscrite dans sa généalogie. Mais Gregoria est une rebelle de nature. Elle divorce d’un mari qui l’écrasait, enchaîne les boulots de domestique à 50 dollars par mois pour nourrir ses quatre enfants, mais ne supporte pas le semi-esclavagisme et les humiliations. Engagée dans le syndicat des travailleuses domestiques de Cochabamba, elle grimpe les échelons. En 2015, elle accède au comité exécutif de la Fédération nationale. Elle rencontre des ministres et livre volontiers son opinion sur le président Evo Morales : « Déçue, je m’en suis éloignée. On a obtenu un Smic et la Sécurité sociale, mais encore faudrait-il que ces mesures soient appliquées, et ça n’éradique en rien la pauvreté. »

L’Uruguay est le premier pays à avoir ratifié la convention, en juin 2012, sous le mandat de Pepe Mujica. Mais Lucía Gandara, tempérament bagarreur, calme les éloges : « De la ratification à l’application, il reste du chemin ! » Ainsi, les migrantes acceptent souvent des salaires à 200 dollars par mois, quand le Smic est à 500 dollars, « par peur d’être expulsées si elles dénoncent leur employeur ». Un temps présidente du syndicat national de la profession, elle relate néanmoins des avancées pionnières. Contrats détaillés, protection sociale, droits syndicaux : « Nous avons fini par tout obtenir ! » se réjouit-elle. Jusqu’à bousculer les rapports de force. L’augmentation de 15 % des salaires au titre des congés payés : « C’est la seule catégorie à l’avoir décrochée ! » Les patrons ont demandé une « professionnalisation » des employées : « Nous avons instauré une formation qui délivre un certificat de compétence. Mais nous avons renvoyé la balle aux patrons, qui doivent apprendre à calculer les jours de vacances, établir les fiches de paye, etc. » Malicieuse, Lucía Gandara garde le plus savoureux pour la fin. Les patrons exigent-ils des références avant d’embaucher une domestique ? « Nous avons obtenu qu’ils fournissent de même leur historique, afin de garantir leur respectabilité aux postulantes ! »

(1) Avec l’appui d’organisations internationales, dont ActionAid-France (ex-Peuples solidaires), qui y avait notamment invité Politis. L’ONG mène une campagne pour la ratification de la convention 189 de l’OIT (www.lesinvisibles.org)

(2) Soit environ 500 euros par mois.

(3) Les seuls pays d’Europe à l’avoir ratifiée sont l’Allemagne, la Belgique, la Finlande, l’Irlande, l’Italie, le Portugal et la Suisse.

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