Des ordres à la française

À l’aube de l’acte 10 des gilets jaunes, la pratique policière, de plus en plus violente, pose une question : celle de la compatibilité entre maintien de l’ordre et démocratie.

Romain Haillard  • 16 janvier 2019 abonnés
Des ordres à la française
© photo : Une charge contre des gilets jaunes le 12 janvier à Paris. crédit : ARNAUD FINISTRE/Hans Lucas/AFP

N on à la benallisation des violences policières. » Le jeu de mots en lettres noires décore un mur de Saint-Nazaire depuis l’acte 8 des gilets jaunes. Le trait d’esprit laisse songeur. En juillet 2018, le quotidien Le Monde révélait une affaire. Les sphères politiques et médiatiques criaient au scandale. La France découvrait Alexandre Benalla. Mais deux mois avant, le 1er mai, l’homme violent restait un parfait anonyme. La vidéo sur laquelle on voyait le proche du Président étrangler et frapper à terre un jeune homme était visionnée sur les réseaux sociaux… sans vraiment choquer. Il en faudrait plus. Journalistes comme contestataires semblent avoir intériorisé la brutalité policière. Aujourd’hui, se rendre à une manifestation, c’est avoir conscience d’être une cible potentielle ou une victime collatérale du « maintien de l’ordre ».

Assise dans le métro parisien, Lulu le sait. Elle et un petit groupe de gilets jaunes se dirigent vers l’Arc de triomphe ce samedi 12 janvier. La sexagénaire aux boucles blondes donne des consignes tous azimuts : « Tu as bien pris du sérum physiologique contre la lacrymo ? Si vous connaissez un avocat, inscrivez son numéro sur votre bras en cas de garde à vue. » À peine sortis de la rame, les passagers hument l’air de la station embrumée. Ils reconnaissent cette odeur entre mille : celle du gaz incapacitant. Après un défilé sans heurts, les esprits s’échauffent sur la place de l’Étoile, entièrement bouclée. Le même manège se répète, inlassablement. Des groupes se forment devant une ligne de CRS, les lacrymogènes pleuvent, une charge survient, puis la panique. Un canon à eau vient plaquer violemment un homme à terre. Une poignée de gilets jaunes lui portent secours. Un autre jet sous haute pression salue leur altruisme, ponctué par l’envoi de cinq grenades de désencerclement. Partout en France des scènes similaires inondent les réseaux sociaux.

Certains s’en font les témoins. « Allô, Place Beauvau ? C’est pour un signalement. » L’expression sur Twitter devient célèbre. Son auteur, David Dufresne, recense les exactions de certains policiers lors des manifestations des gilets jaunes. Le journaliste indépendant a répertorié près de 300 abus. Se côtoient des insultes ou des humiliations, des manquements à la déontologie, voire un affranchissement total du droit, des blessures jusqu’aux mutilations. En trois mois de mouvement, les journalistes de Libération ont dénombré 82 blessés graves, dont une douzaine de personnes éborgnées. Même la répression des cortèges contre la loi travail en 2016 – déjà lourdement critiquée pour sa violence – n’avait pas atteint une telle intensité. Le durcissement se poursuit, mais à quand remonte-t-il ?

À leur création, au cours du XXe siècle, les escadrons de gendarmerie mobile (1921) et les compagnies républicaines de sécurité (CRS, 1944) ne portaient pas l’excès dans leurs gènes. Bien au contraire, ils cherchaient l’équilibre. Avant l’apparition de ces unités formées spécifiquement au maintien de l’ordre, c’était l’armée qui assurait ce rôle. Problème : à l’heure de la conscription, les militaires mobilisés sont jeunes et inexpérimentés ; leur absence de sang-froid les amène à tirer sur la foule, ou alors à se mutiner pour rejoindre les contestataires. Les deux corps spécialisés mettent fin à cet amateurisme et un code déontologique guide leurs actions. La mise à distance pour éviter toute confrontation directe, facteur lourd de blessures graves. Seule l’absolue nécessité commande le recours à la force. Son utilisation doit être proportionnelle à la menace (principe de gradation) et elle s’arrête au moment où la menace disparaît (principe de réversibilité).

Ce modèle estampillé « à la française » a un temps fait figure de modèle. « Jusqu’au début des années 2000, certains officiers CRS donnaient des cours à l’étranger. La France avait la réputation de garantir la liberté de manifester de manière efficace avec très peu de violence », commente Laurent Mucchielli. Le sociologue des politiques de sécurité souligne cette recherche de la désescalade : « L’intervention ne devait pas créer plus de troubles que la menace contre laquelle elle prétendait lutter. »

Ce credo sonne faux, dépassé, au vu des enquêtes de David Dufresne. Dans son documentaire Quand la France s’embrase (2007), le journaliste décortique les tactiques policières lors des émeutes des quartiers ­populaires en 2005 et pendant les manifestations anti-CPE de l’année suivante. L’observateur critique du maintien de l’ordre fait le deuil de l’exemplarité supposée de cette doctrine : « Ça a été vrai, ça ne l’est plus, tout est à repenser. »

Les années Sarkozy – ministre de l’Intérieur puis président de la République – auraient sonné le glas de ce savoir-faire français. Une année après l’embrasement des banlieues, le résident de la place Beauvau instaure la politique du chiffre. Un changement de paradigme s’opère dans le fonctionnement de la police et de la gendarmerie et dans les décisions politiques qui lui sont relatives. « Les gouvernants veulent afficher une maîtrise de la situation, mais le dispositif déployé surestime la menace. C’est une démonstration de faiblesse. Lorsqu’on exhibe sa force, c’est un signal de perte de légitimité », décrypte Sebastian Roché, politologue spécialisé en criminologie et auteur du livre De la police en démocratie (Grasset, 2016). Samedi 12 janvier, les autorités ont déployé 80 000 policiers et gendarmes.

Faute d’effectifs suffisants, cet effort mobilise parfois des emplois contre-nature. « La brigade de recherche et d’intervention (BRI) se retrouve engagée dans un rôle qui n’est pas le sien », note Pierrick Agostini, secrétaire général adjoint du Syndicat des commissaires de la police nationale. Aperçue aux abords des cortèges de gilets jaunes en décembre, elle est davantage adaptée à la lutte contre le grand banditisme ou le terrorisme. Son répertoire d’action, musclé, peut difficilement s’accorder aux subtilités de la désescalade. Ces agents de « l’Antigang » trouvent cependant leur place, selon le commissaire syndiqué : « Comme les brigades anticriminalité (BAC), les agents de la BRI sont très mobiles. Ils peuvent aller chercher les auteurs des dégradations ou des pilleurs en flagrant délit. » Une dérive héritée elle aussi de la politique du chiffre, selon Fabien Jobard, chercheur au CNRS et coauteur de Sociologie de la police (1) : « Le pouvoir politique veut afficher un message de fermeté. Il faut apporter une réponse pénale et donc réaliser des arrestations. » Une volonté traduite dans les chiffres. Lors de la quatrième journée de mobilisation, 1 385 manifestants avaient été interpellés, dont 974 placés une garde à vue.

Les méthodes protestataires des gilets jaunes viendraient bousculer les schémas policiers. « Il y a un véritable mélange des genres. Les lieux choisis, l’absence d’interlocuteurs, l’hétérogénéité des publics, la présence de l’ultragauche et de l’ultradroite, les pilleurs opportunistes… », soulève le haut gradé de la police nationale. Il précise : « Nous ne sommes pas dans du maintien de l’ordre classique, mais dans une situation de violences urbaines. » Derrière ce terme, une dépolitisation totale. Éprouvé dans la réponse aux soulèvements des quartiers populaires, ce cadrage se superpose mal avec la liberté de manifester. Le manifestant n’est plus envisagé comme un citoyen exprimant une opinion politique, mais comme une menace potentielle. « Ce basculement signifie une chose : plus de libertés pour les forces de l’ordre », affirme Fabien Jobard. Laurent Mucchielli ajoute : « L’objectif est de “désinciter” la mobilisation : il faut faire mal, il faut dégoûter les personnes de manifester. »

L’autre malheur du maintien de l’ordre s’appelle Gustave Le Bon. Concepteur de la « psychologie des foules » à la fin du XIXe siècle, cet anthropologue a inspiré la matrice policière française. Fabien Jobard explique : « La foule serait une et indivisible. Chaque personne la composant perdrait de son individualité au profit d’un leader charismatique. » Or des travaux plus récents, largement diffusés en Europe et notamment en Allemagne, corrigent ce postulat. Le chercheur actualise : « Toute présence hostile au groupe minore l’individualité des membres du groupe, qui tendent alors à former un bloc uniforme, tendu vers la réduction ou l’éloignement du danger perçu. » La mobilisation contre la loi travail en offre un bon exemple. Un usage de la force disproportionné produit l’effet inverse à celui recherché : la solidarisation des foules avec les éléments les plus radicaux. Le chercheur illustre : « Ça donne le slogan “nous sommes tous des casseurs”. »

Une croyance naïve dans l’efficacité de son maintien de l’ordre persiste dans la police française. Cependant, elle s’intéresse de plus en plus à ses voisins d’outre-Rhin, selon Fabien Jobard, anciennement chercheur au centre Marc-Bloch à Berlin. Sur un modèle inspiré du travail social et partisan d’une véritable désescalade, certains policiers se spécialisent dans la communication avec les protestataires. Le commissaire Pierrick Agostini se projette : « Nous sommes en train d’écrire le futur du maintien de l’ordre, nous devons prendre du temps pour interpréter les derniers événements. » Mais quelle histoire pourrons-nous raconter dans quelques années ? Celle d’un autoritarisme croissant des forces de police, érigées en seul rempart des institutions ? Ou celle d’une remise en question soucieuse de l’impératif démocratique ?

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