En France, un prolétariat nomade
Encouragés par l’État, au profit des classes aisées, les services à la personne sont certes réglementés, mais les droits des travailleurs restent difficiles à garantir.
dans l’hebdo N° 1535 Acheter ce numéro
On les pensait révolus au siècle dernier. Mais les emplois domestiques en France ne se sont pas tant éclipsés que transformés. Exit l’antique domesticité qui vivait chez ses maîtres, on ne dit plus « employés de maison », mais « employés des services à la personne ».
L’esclavage domestique, toujours d’actualité
Elles travaillent sans compter leurs heures, sans être payées, dorment sur le sol de la cuisine ; leurs papiers d’identité ont été confisqués ; elles sont privées de liberté, isolées, menacées, violentées… En vingt ans, le Comité contre l’esclavage moderne a accompagné plus de 700 victimes d’esclavage domestique jusqu’au procès. « Chaque année, nous prenons en charge une quarantaine de nouveaux cas », explique Sylvie O’Dy, présidente de l’organisation. Les victimes ? Des femmes, parfois des enfants, des étrangères en situation de vulnérabilité. Les exploiteurs, eux, n’ont pas de profil type. « Il y a un certain nombre de gens riches, mais la classe moyenne est bien représentée aussi, note Sylvie O’Dy. Ce n’est ni une question de milieu social ni une affaire d’éducation, mais une capacité à considérer un être humain comme un objet… » Depuis l’introduction de l’esclavage dans le code pénal en 2013 (passible de quinze à vingt ans de prison), la France dispose d’un « bon arsenal juridique », estime la militante. Le problème reste la détection d’un crime qui se déroule à huis clos. « Les victimes sont signalées par des personnes extérieures qui s’inquiètent de leur comportement, quand elles vont faire les courses par exemple », raconte Sylvie O’Dy, qui appelle tout un chacun à ouvrir l’œil.
Incitations fiscales
Rassemblant pêle-mêle des métiers d’assistance non médicale aux personnes dépendantes ou à la petite enfance et des prestations de ménage dites « de confort » aux personnes valides, le domaine des services à la personne s’est formalisé autour de la figure d’un « particulier employeur », soutenu financièrement par l’État au moyen d’allocations, de mesures de simplifications administratives, mais aussi et surtout de crédits d’impôt et d’exonérations de cotisations sociales et patronales. Un système qui devait tout à la fois sortir les emplois domestiques existants de la clandestinité, résorber le chômage et répondre à de nouveaux besoins sociaux.
Sur le papier, l’équation semblait logique. D’une part, des chômeurs peu qualifiés à la recherche d’un emploi. De l’autre, des ménages débordés dans une société vieillissante, au sein desquels les tâches familiales et domestiques ne sont plus assurées par une armée de femmes au foyer, ces dernières investissant davantage le marché du travail. Soutenus financièrement par l’État grâce à des crédits d’impôt, les seconds pourraient trouver chez les premiers une aide sociale et quotidienne bienvenue. Et que la société de services soit.
Cependant, pour les chercheurs Nathalie Morel et Clément Carbonnier, ce système de subvention fiscale a entraîné un « inquiétant retour à la domesticité ». Loin de soutenir une société de services égalitaire et accessible à tous, il favoriserait une polarisation entre des employeurs relativement aisés et des travailleurs à domicile précaires et mal protégés, estiment-ils dans une étude parue en novembre 2018 (1).
Car ces coûteuses incitations fiscales à l’emploi par des particuliers (environ 4,5 milliards d’euros par an) bénéficient surtout aux ménages les plus fortunés. « Les foyers modestes font très peu appel aux services à la personne, qui, même subventionnés, restent manifestement hors de leurs moyens », note Clément Carbonnier, maître de conférences en économie à l’université de Cergy-Pontoise. En 2012, la moitié la plus modeste de la population n’a ainsi bénéficié que de 6,6 % du total des crédits d’impôt dévolus aux particuliers employeurs, les 10 % de ménages les plus riches captant 43,5 % de la manne fiscale.
Par ailleurs, « cette politique qui avait pour objectif de créer des emplois mais aussi de répondre à des besoins sociaux d’assistance à la petite enfance et aux personnes âgées ou handicapées ne finance pas tant ces aides que des services domestiques de confort », souligne Clément Carbonnier. En 2015, l’aide à domicile des personnes dépendantes ne représentait que 38 % des heures de service à la personne, la garde d’enfants 8 %, les 54 % restants correspondant aux heures de prestations dites « de confort » (ménage ou jardinage). « Si l’on caricature, on a donc des salariés précaires qui se déplacent de domicile en domicile pour rendre des services non seulement bon marché mais aussi subventionnés aux ménages les plus fortunés », résume le chercheur.
Un secteur propice aux dérives
Un éternel prolétariat… féminin. Car, sans surprise, ce sont les femmes qui occupent majoritairement ces emplois domestiques (87,3 % en 2015, selon les statistiques du bureau d’études du ministère du Travail). Avec une moyenne d’âge de 46 ans, peu de diplômes et une surreprésentation des étrangères par rapport au reste de la population active (14,5 %), les employées domestiques forment une population « vulnérable aux abus » et qui connaît peu ses droits, souligne Stéphane Fustec, conseiller fédéral en charge des salariés du service à la personne CGT (CGT-SAP).
Des horaires éclatés entre de multiples domiciles et employeurs, impliquant des temps de transport importants et un isolement professionnel ; des temps partiels subis et de faibles rémunérations ; des conditions d’exercice difficiles à contrôler parce qu’elles se déroulent au domicile de particuliers, où l’inspection du travail n’est pas habilitée à intervenir ; des tâches physiques ayant un fort impact sur la santé et une exposition prolongée aux produits chimiques (pour le ménage) ; un trop faible taux de protection sociale (30 % des employés domestiques en France ne seraient pas couverts, selon l’Organisation internationale du travail) ; et, enfin, des métiers dévalorisés dans l’imaginaire collectif… Le secteur est propice aux dérives, les accidents et les troubles musculosquelettiques y sont particulièrement importants. Or, tout à sa volonté de soutenir la demande, l’État ne s’est que peu soucié de structurer les conditions de travail et de garantir les droits d’un secteur difficile à encadrer.
Des contrôles difficiles
« De grands progrès ont été faits ces quinze dernières années », nuance toutefois Stéphane Fustec. Notamment avec la signature, au début des années 2000, de conventions collectives pour les salariés du secteur et la mise en place d’une caisse de prévoyance et de retraite. Une reconnaissance des droits obtenue grâce à la constitution de collectifs et de branches syndicales par des salariées du secteur révoltées par leurs conditions de travail. Des femmes comme Sylvie Fofana, immigrée ivoirienne, « nounou » pendant une décennie à Paris et qui, révoltée par les abus de ses employeurs, a créé en 2012 le premier Syndicat national des auxiliaires parentales (Unsa-Snap), ou Zita Cabais-Obra, ancienne esclave domestique, aujourd’hui à la tête de la section syndicale des services à la personne de la CFDT en Île-de-France.
Si le secteur reste trop peu syndiqué, les organisations collectives créées au fil des années, des associations aux groupes Facebook, constituent un espace de partage et de lutte. Et celle-ci est loin d’être terminée, car, si les conventions collectives existent, elles sont dérogatoires au droit du travail classique sur de nombreux points, notamment en matière de durée du travail (un temps plein correspond à 40 heures, certains temps de présence au domicile ne sont pas comptabilisés comme des heures pleines). Et leur application reste difficile à contrôler.
« Les abus sont réguliers, affirme Myriam Fofana, secrétaire générale de l’Unsa-Snap. Certains employeurs grignotent des heures ou confondent garde d’enfant et ménage, voire grappillent petit à petit des travaux supplémentaires, comme le repassage. Pour les employées, c’est compliqué de dire non, elles sont souvent isolées et connaissent rarement leurs droits. » Et puis il y a les abus « de bonne foi ». Car les particuliers ne sont pas des employeurs chevronnés, ils peuvent commettre des erreurs en toute honnêteté, notamment dans la mise en place des contrats.
« C’est souvent par ignorance que les employeurs font des bêtises : on observe une grande méconnaissance des dispositions conventionnelles et légales », note Stéphane Fustec. L’accompagnement en ligne des particuliers employeurs constitue un progrès à ses yeux. Et la mise en place récente de commissions paritaires territoriales, rassemblant la fédération des particuliers employeurs et les syndicats, pourrait être un terrain de contrôle et de négociations à venir.
Mais, sur le plan national, les organisations syndicales et les collectifs de travailleuses domestiques réclament surtout la ratification de la convention n° 189 de l’OIT (lire ici), à laquelle la France s’est soustraite jusqu’à présent. _« Certes, un certain nombre de préconisations de cette convention sont déjà présentes dans les conventions collectives, mais la ratification permettrait d’avoir une base légale symboliquement plus forte sur laquelle s’appuyer pour lancer de nouvelles négociations », souligne Myriam Fofana.
« Nous avons un modèle social, mais il n’est pas suffisant, renchérit Stéphane Fustec. La convention n° 189 permettrait de faire sauter certains verrous du côté de l’État, sur la question du temps de travail par exemple. » Et de garantir des droits fondamentaux aux travailleuses domestiques.
(1) Le Retour des domestiques, Seuil.
Amérique latine, Afrique, France : Travailleuses domestiques de tous les pays…