Éric Coquerel : « Les gilets jaunes incarnent la résistance au libéralisme »

Pour le député insoumis Éric Coquerel, la force du mouvement tient à « l’intelligence collective » née sur les ronds-points, que le grand débat de Macron ne suffira pas à contenter.

Agathe Mercante  • 23 janvier 2019 abonnés
Éric Coquerel : « Les gilets jaunes incarnent la résistance au libéralisme »
© photo : Hervé Bossy

Faire retomber la colère à tout prix pour ne pas tout perdre. C’est l’objectif du « grand débat national », lancé par Emmanuel Macron mardi 15 janvier. Mais cette consultation a déjà du plomb dans l’aile. Questions fermées, refus de débattre de la répartition des richesses, de l’impôt sur les sociétés… Seuls 29 % des Français ont l’intention d’y prendre part. Rien d’étonnant, estime Éric Coquerel, qui qualifie ce débat d’inutile. Le député La France insoumise de Seine-Saint-Denis ne le croit d’ailleurs pas en mesure d’éteindre le mouvement des gilets jaunes, en dépit des violences (de la part des manifestants comme des policiers) qui émaillent les rassemblements.

Quelle analyse faites-vous du regain de la mobilisation des gilets jaunes (1), en dépit des annonces du gouvernement et du lancement du « grand débat national » ?

Éric Coquerel : Je n’ai pas été surpris. De ce que j’ai pu entendre, à Paris ou en régions, la mobilisation est restée très forte sur les ronds-points. Deux raisons expliquent cette tendance. La première est que la colère des gilets jaunes n’a pas disparu. Pire, les réponses biaisées du gouvernement ou même l’absence de réponses l’ont alimentée. L’autre raison est que ce mouvement a permis de recréer un lien social. Tout comme des grévistes qui occupent une usine, les gilets jaunes ont leurs revendications. Mais à cet objectif premier s’ajoutent des mécanismes de solidarité, de discussion et de dialogue qui donnent envie aux personnes de continuer.

Dans un monde où l’on renvoie chacun à son individualité, ce sont des moments d’intelligence collective, d’émancipation et de convivialité. D’autant que ce mouvement n’est pas une mobilisation sociale comme les autres. En termes quantitatifs, tout d’abord, mais aussi en raison de ce qu’il incarne. La mobilisation est constante et se radicalise.

Le mouvement des gilets jaunes est parti d’une opposition à l’augmentation de la taxe carbone et, au fur et à mesure, il a étendu son champ aux questions du partage des richesses, des privilèges et de l’injustice sociale. En clair, il est devenu de plus en plus progressiste. Ce n’est pas seulement en raison de l’influence des militants et des sympathisants de La France insoumise qui y participent depuis le début, c’est grâce à cette intelligence collective dont je parlais. C’est pour cela que, dès le départ, il fallait définir ce mouvement par son contenu et surtout pas par sa composition. Regarder où il va et non pas d’où il part. Je le classe au rang de grands événements comme Mai 68 – même s’ils sont très différents. Ce sont des mouvements que l’on a rarement l’occasion de connaître dans une vie. Sans présager qu’il mènera à une révolution, force est de constater qu’il s’agit d’une situation révolutionnaire.

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Le mouvement a été marqué par des scènes de violences importantes… Votre soutien est-il compatible avec ces actes ?

Je ne connais pas un mouvement de ce type qui n’ait eu sa part de violence. Aujourd’hui, tout le monde célèbre Mai 68 ; pourtant, les manifestants d’alors n’ont pas fait dans la dentelle ! On ne peut pas aimer les moments révolutionnaires seulement lorsqu’ils sont montrés dans une exposition ou figés sur des photos en noir et blanc. Il faut être cohérent. Je veux bien que l’on parle de la violence des manifestants, mais il faut aussi évoquer celle du gouvernement. Il y a une escalade de la violence, dans sa dramatisation notamment. Des phrases comme celles qu’a pu prononcer Luc Ferry (2) sont révélatrices.

Dès la deuxième manifestation, le gouvernement a envoyé les blindés dans la rue. Un choix a été fait : celui de la répression, de l’intimidation et de la calomnie. En utilisant un vocabulaire guerrier, le gouvernement entretient ce climat et les violences afférentes. Benjamin Griveaux (3) parle même d’« esprit munichois », comme s’il avait affaire à un ennemi proche du nazisme !

Dans ces circonstances, les policiers sont plus enclins à se livrer à des actes violents. Nous en sommes à plus de 2 000 blessés, dont presque 100 grièvement, et 11 morts. Même s’ils ne sont pas tous imputables à la répression, ils sont dus à ce climat, à l’utilisation d’armes qui ne sont pas autorisées ailleurs en Europe, comme les grenades de désencerclement et les LBD (4). Et nous avons un gouvernement qui explique qu’il n’y a pas de violences policières ! Ça renforce l’idée, qui est celle d’une partie des policiers, qu’ils peuvent tout se permettre. Il y a longtemps que les habitants des quartiers populaires le subissent. Je sais pourtant que beaucoup de fonctionnaires de police n’apprécient pas ce rôle qu’on leur fait jouer.

Depuis la première manifestation, La France insoumise a affiché son soutien au mouvement, en dépit des errances de certains gilets jaunes. Est-ce toujours le cas ?

Dès le départ, nous avons perçu, notamment Jean-Luc Mélenchon, que cela correspondait à un mouvement de révolution citoyenne. Ce qu’il faut regarder, ce n’est pas la carte électorale, mais l’objectif. Comme je l’ai dit, celui-ci évolue toujours plus vers le progressisme. En fin de compte, il n’y a plus guère que le gouvernement qui fasse mine de croire que les revendications sont contre l’impôt en général. Face à un mouvement qui, progressivement, met au centre de ses demandes le rétablissement de l’ISF, la revalorisation du Smic, etc., comment ne pas se sentir concerné ? Au fil des manifestations, nous sommes de mieux en mieux reçus. Voilà pourquoi je pense que nous avons eu raison d’y être.

Des journalistes ont été attaqués par des gilets jaunes lors des manifestations. Comment jugez-vous ces agressions ?

Nous les condamnons totalement. Mais je rappelle que, sur les images de l’agression du journaliste de LCI à Rouen, on peut voir que des manifestants interviennent pour faire cesser cette action. On peut critiquer les médias sur le plan politique sans appeler à la violence. Le rôle que jouent les médias mainstream auprès des gilets jaunes est insupportable, notamment celui des éditorialistes. Mais ce ne sont pas des JRI [journalistes reporters d’images], souvent mal payés et précaires, qui doivent payer la note. Nous réclamons un conseil déontologique des médias.

Le soutien des Français stagne. Faut-il en déduire que le mouvement déçoit ?

Le soutien est quand même très fort : au moins 60 %. La baisse n’a rien d’étonnant vu la propagande gouvernementale à l’œuvre. Car il y a réellement une propagande, presque une propagande de classe, et elle est relayée par les médias « bien pensants ». Quand toute la journée, sur les chaînes d’information continue, vous voyez une poubelle qui brûle ou que l’accent est mis sur des imbéciles qui font une quenelle antisémite, alors qu’au même moment des centaines de manifestants entonnent le Chant des partisans, je trouve que ce niveau de soutien au mouvement est encore remarquable !

Le président de la République est désavoué en personne, car il a assumé le fait de tout focaliser sur lui durant la première partie de son quinquennat. Ce qu’il faut observer, c’est qu’il a fait un choix : il s’imagine qu’il sortira de la crise en incarnant le parti de l’ordre, celui de la droite. Vous remarquerez que les concessions accordées par le gouvernement sont en fait des revendications émises par la droite… Durant le débat budgétaire, nous, députés insoumis, plaidions pour le rétablissement de l’ISF ; pour Les Républicains, la priorité était de défiscaliser les heures supplémentaires. Ensuite, Emmanuel Macron reçoit Nicolas Sarkozy, et c’est cette mesure phare qu’il met sur la table. Si le soutien des Français a stagné, c’est donc aussi parce que le Président a fait des concessions aux électeurs de droite. Ça explique qu’à un moment donné cette frange de la population l’ait suivi.

Les gilets jaunes incarnent-ils le peuple ?

Incontestablement, les gilets jaunes incarnent la diversité politique et la diversité d’idées du peuple. Je constate qu’une chose n’a pas bougé : la résistance au libéralisme. Le vieux fond républicain de notre pays, qui est né d’une révolution, se maintient. Vous pouvez avoir l’impression que les digues ont cédé, mais cette résistance revient à chaque mouvement social. Elle ne s’incarne pas forcément comme on le souhaiterait, mais l’idée demeure forte. C’est pour cette raison que le mouvement des gilets jaunes est encore soutenu, même si tous les Français n’y participent pas.

Le « grand débat national » lancé par Emmanuel Macron pourrait-il faire retomber ce mouvement ?

C’est en tout cas ce que le président de la République espère. Je pense que le mouvement franchira ce nouvel écueil et se maintiendra. Le « grand débat national », c’est le troisième ordre de la stratégie d’Emmanuel Macron : le premier a été la compassion, en reculant sur la taxe carbone et en annonçant quelques mesures, le deuxième a été l’intimidation et l’usage de la force. Mais, comme pour ceux-là, je ne pense pas que le débat soit de nature à arrêter les gilets jaunes. D’autant que la participation à cette consultation ne sera pas massive. Quand on observe les sondages, le message des Français est « on n’y croit pas ». On sait déjà que les dés sont pipés. Je pense qu’Emmanuel Macron veut tenter un coup de communication bien orchestré pour amener les mesures qu’il comptait de toute façon mettre en place. Il suffit de voir les questions du grand débat. Quand le formulaire dit « il faut revoir la fiscalité », la question posée est « quel impôt on baisse ? ». Et si on diminue un impôt, alors de quelle dépense publique se prive-t-on ? Ce n’est pas la même chose que si l’on demande « comment mieux répartir la richesse via les impôts ? ». Sur les institutions, il demande « y a-t-il trop de parlementaires ? » et non, par exemple, « que pensez-vous du pouvoir exorbitant du président ? ». Au regard de la manière dont elles sont tournées, ces questions sont en fait sa feuille de route pour continuer.

LFI ayant annoncé qu’elle n’y participerait pas, comment allez-vous continuer à être présents dans le débat public ?

Le grand débat, il a commencé sur les ronds-points au mois de novembre 2018 ! Et nous sommes certainement le mouvement qui s’y est le plus impliqué. Je crois que la consultation d’Emmanuel Macron va faire un flop : nous avons une population qui est tout sauf bête. Donc, quand on lui dit qu’il ne s’agit pas de revenir sur le programme du Président, qu’on pourra discuter de tout sauf de ça et qu’à la fin c’est le chef de l’État qui aura le dernier mot, ce n’est pas ce qu’elle attend. À LFI, nous sommes en phase avec ce sentiment. Il est renforcé par la forme que prend ce grand débat : pour le moment, il s’agit d’une campagne électorale de Macron, dans laquelle ce dernier se met en scène.

L’hypothèse d’une dissolution de l’Assemblée nationale continue d’être envisagée par les partis de l’opposition. La croyez-vous toujours possible ?

Oui, c’est possible. Quoi qu’il arrive, Emmanuel Macron a bien compris que son quinquennat ne se passera pas comme il l’espérait. Je ne vois d’ailleurs pas bien comment il compte faire passer la réforme des retraites après tout ça. Les gens ont compris que, mobilisés, ils peuvent le faire reculer. Au lendemain du grand débat, il lui sera hasardeux de parler de nouveau de « contrat pour la nation » sans en passer par le suffrage universel. Il est possible qu’il n’arrive pas à dépasser la crise et que les mobilisations se superposent. Si je regrette que les syndicats les plus combatifs n’aient pas profité de cette insurrection citoyenne pour en appeler à la grève générale, je me dis que la suite peut les y inciter.

Si tous ces éléments convergent, Emmanuel Macron sera dans l’impossibilité d’appliquer quoi que ce soit. Je ne pense pas qu’il se résolve à un quinquennat « gelé » et, pendant trois ans, à ne gérer que les affaires courantes. Dans ce cas, même lui peut penser que la meilleure manière de montrer qu’il est légitime est de dissoudre l’Assemblée nationale. Notre discours dans ce contexte, à La France insoumise, c’est : soit on met en place une constituante (ce qui serait la réponse adéquate quand tant de thèmes sont débattus), soit on organise des élections anticipées. Dans tous les cas, le suffrage universel doit trancher.

En cas de dissolution, quelle serait votre stratégie pour les élections ?

Nous chercherons à avoir une majorité. La France insoumise se voit comme un mouvement où les autres partis sont les bienvenus à partir du moment où ils acceptent de jouer le jeu sans logique de cartels. Nous n’avons jamais voulu dire non aux autres partis. Que je sache, le mien [le Parti de gauche] n’est pas dissous. Nous n’avons d’ailleurs pas fermé la porte à Emmanuel Maurel et à Marie-Noëlle Lienemann. Le fait d’essayer de fédérer le peuple n’est pas contradictoire avec l’entrée d’autres partis. Mais que l’on ne nous demande pas de changer de stratégie. Jusqu’ici, elle s’est avérée payante. S’il y a bel et bien une dissolution, ce sera parce que les circonstances sont exceptionnelles. Nous prendrons peut-être alors des décisions exceptionnelles : l’enjeu est de gouverner.

Nous verrons comment réagiront le Parti communiste et les autres mouvements. Peut-être qu’à un moment donné l’objectif prendra le pas sur les intérêts de partis. Il faudrait leur poser la question. Pour l’instant, j’observe que certains, comme Génération·s, sont surtout hostiles à notre égard. J’ai l’impression que les tentatives de reconstruction de la gauche tournent plus autour d’un « tout sauf Mélenchon ». Peut-être également que le mouvement des gilets jaunes révèle la frontière entre les forces qui veulent la rupture et celles qui, au fond, cherchent à protéger le système…

Dans une lettre interne révélée par Le Monde, des cadres de LFI s’émeuvent du « bannissement » de l’orateur national François Cocq et demandent que soit posée « la question fondamentale de la structuration du mouvement ». Cela a-t-il été entendu ?

Cela fait longtemps qu’à LFI tout le monde se pose la question de savoir comment mieux organiser les choses sans pour autant devenir un parti politique. Je ne pense pas qu’un parti soit désormais capable de fédérer des centaines de milliers de personnes comme nous le faisons. L’enjeu est de savoir comment nous pouvons nous doter d’organes de réflexion et de décision. On avance en marchant. Au départ, LFI était un mouvement conçu pour une campagne. Puis nous avons défini des conventions annuelles. Puis des assemblées représentatives. Nous nous dirigeons vraisemblablement vers une coordination de différents espaces, qui se réunira régulièrement. Tout cela va progresser, mais ne perdons pas l’efficacité d’un mouvement de masse tourné vers l’action et permettant à tous ses adhérents de s’y impliquer à la hauteur et sous la forme qu’ils souhaitent.

(1) 84 000 participants samedi 19 janvier, selon le ministère de l’Intérieur.

(2) Dans une interview sur Radio Classique le 8 janvier, Luc Ferry a appelé les policiers à « se servir de leur arme ».

(3) France Inter le 7 janvier.

(4) Lanceurs de balle de défense (le Flash-Ball et son successeur, le LBD 40).

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