Georgette Elgey, la chance et l’histoire

Admiratrice du général de Gaulle et de Mendès-France, l’historienne a consacré cinquante années à écrire un monumental récit de la IVe République, qui reparaît dans une nouvelle version.

Olivier Doubre  • 8 janvier 2019 abonné·es
Georgette Elgey, la chance et l’histoire
photo : Georgette Elgeynen 2013.
© BERTRAND LANGLOIS/POOL/AFP

Ce n’est sans doute pas la première personnalité dont on attendrait le portrait dans Politis. Point de décennies de militantisme à gauche, point de pétitions régulièrement signées… Et son admiration pour le général de Gaulle est sans égale depuis 1944, même si elle fut politiquement proche de Mendès-France dans les années 1950. « Comme tous les gens de ma génération, explique-t-elle, à cause de ses discours pour une réconciliation avec la politique, mais cela n’avait rien de comparable avec mon attachement à de Gaulle »

À bientôt 90 ans, Georgette Elgey nous accueille un matin d’automne dans son modeste appartement parisien du quartier Maubert, à deux pas de la Mutualité. Dans son bureau empli de livres, plusieurs photos l’entourent : l’une la montre recevant la Légion d’honneur des mains de François Mitterrand. Elle répète volontiers, de sa voix rocailleuse roulant les « r » de la même façon que Colette, qu’elle a (presque) toujours eu « une grande chance » tout au long de sa vie, en dépit de certaines épreuves. Non seulement comme journaliste, métier qu’elle exerça dans les années 1950, d’abord aux côtés de Françoise Giroud à L’Express, à une époque où les femmes se comptaient sur les doigts d’une main dans la profession, puis à Paris-Presse, quotidien plutôt conservateur du puissant groupe Hachette. Elle rencontre, interviewe, portraiture une grande partie des plus célèbres hommes politiques français, mais aussi Nasser, Bourguiba ou quelques-uns des principaux chefs du FLN algérien…

La chance, cependant, débute bien avant les années 1950. Née en 1929, habitant le très chic quartier de Chaillot, Georgette connaît une enfance plutôt heureuse, dans une foi catholique fervente, même si son père, Georges Lacour-Gayet, éminent historien avide d’honneurs, marié et père de famille, refusera toujours de reconnaître cette enfant issue d’une relation adultérine, malgré les nombreuses – mais vaines – démarches judiciaires engagées par sa mère en ce sens. Deux décennies durant, la justice ne donne pas droit à cette femme. Georgette se crée alors son pseudonyme de journaliste à partir des initiales de son père : « L.-G. ». Et apprend très tôt combien les femmes ont à lutter plus que les autres dans une société traditionaliste et patriarcale. Comme elle est une enfant « naturelle », le fisc, selon une loi de 1892 (abrogée en 1972), lui a pris tout son héritage…

La jeune fille tombe toutefois de haut quand, en 1941, elle découvre que sa mère a une ascendance juive et doit aller s’enregistrer au commissariat. La famille (c’est-à-dire sa grand-mère, sa mère et elle-même) a la chance de tomber d’abord sur un commissaire bienveillant. Le danger guette néanmoins. « Mon univers s’effondre », racontera-t-elle dans un récit sur son enfance et l’Occupation, qu’elle écrit en 1972 (1). À l’été 1942, les trois femmes quittent Paris et tentent de passer en zone dite libre. Dénoncées comme juives, elles sont arrêtées par la Gestapo à Orthez, sur la ligne de démarcation. Georgette, 13 ans, est terrifiée. Mais pas question de montrer sa peur aux Allemands qui les encerclent et les gardent deux longues semaines. C’est l’aide inattendue du commissaire de police parisien qui va les sauver : il obtient la signature de laissez-passer par un capitaine de la Kommandantur parisienne, Otto Hannemann. Plus de soixante ans plus tard, Georgette retrouvera ses descendants outre-Rhin et apprendra les convictions antinazies de celui à qui elle doit d’avoir échappé à la déportation. Incroyable chance, là encore…

En zone dite libre, bientôt envahie par la Wehrmacht en novembre 1942, la famille survit, le plus souvent à Lyon. Georgette, sans cesse apeurée, ne peut alors dormir que « fenêtre ouverte », comme pour pouvoir s’échapper. C’est alors que naît son admiration inconditionnelle pour le Général – « Quand de Gaulle sera là, je n’aurai plus peur. » Et d’ajouter aujourd’hui : « Cette admiration n’a jamais fléchi et, lorsque j’ai eu l’honneur de le rencontrer après la guerre, j’étais pétrifiée, avec le sentiment d’avoir la France en personne devant moi ! »

À la Libération, la jeune fille reprend des études. Mais ne passe pas la fin de son « bachot », alors qu’elle a frôlé la mention « très bien » à la première partie de l’examen. Pourtant, la chance lui sourit de nouveau. Avec une formation de secrétaire, on lui propose de travailler au Centre de formation des journalistes, rue du Louvre, en lui glissant qu’elle pourra y suivre les cours en même temps. Elle s’y forme et devient assez vite journaliste. Puis se trouve très souvent au bon endroit, au bon moment.

C’est ainsi que, au début de l’année 1958, Georgette Elgey recueille des informations précises auprès de deux proches du Général qui sont aussi dans l’organigramme de Paris-Presse, Pierre Charpy et Olivier Guichard, ce qui permet à son journal de publier un de ses articles en première page, avec la manchette : « Prochaine rentrée politique du général de Gaulle ? » Un article que l’historien Michel Winock qualifiera plus tard de « scoop historique »

Georgette Elgey, qui a toujours eu la passion de l’histoire, se lasse bientôt du journalisme. Mais elle a appris de ce premier métier des méthodes qu’elle n’hésite pas à mettre au service de sa nouvelle vocation – au grand dam des historiens de l’époque. Fayard lui a en effet proposé d’écrire une histoire de la défunte IVe République. Un exercice d’histoire « immédiate » – fort peu en vogue à l’époque. Avec un large réseau de connaissances dans le personnel politique, elle se met au travail avec ardeur, sans imaginer qu’il va l’occuper un demi-siècle !

Une nouvelle fois, la chance… Puisque la plupart des acteurs du régime précédent sont là, très proches, elle trouve « naturel » d’aller directement les interroger. Tous répondent volontiers à ses questions, leur action et la IVe n’ayant pas bonne presse en ces temps de retour au pouvoir d’un général de Gaulle triomphant. Mieux, se souvient-elle aujourd’hui, « la collecte des archives n’était pas du tout organisée comme aujourd’hui : quasiment tous avaient emporté leurs papiers avec eux, notamment parce que l’épuration après la Libération était encore dans toutes les mémoires et qu’ils craignaient, un jour, d’en avoir besoin pour se défendre ». La plupart lui permettent donc, « avec une grande générosité », de consulter leurs archives. Georgette Elgey a ainsi accès à des documents exceptionnels, jusqu’aux comptes rendus les plus précis des échanges durant les conseils des ministres…

La précision des informations inédites recueillies par la jeune femme explique certainement le succès commercial du premier volume, qui paraît en 1965. Quand on parle de chance… Les historiens de l’époque sont cependant fort critiques à son égard. « Combien de fois ai-je entendu que mon travail n’était pas de l’histoire, que c’était du “mauvais journalisme”, que cela n’avait aucun intérêt car on connaissait tout cela très bien… puisqu’on venait de le vivre ! » Seuls les historiens, souvent de Sciences Po, qui ne comptent pas parmi les plus progressistes, tant s’en faut, saluent son travail, à l’instar de Pierre Renouvin, René Rémond ou Pierre Nora. La nouveauté de ses méthodes, qui donnent une grande place aux témoins et aux entretiens, dérange beaucoup des « professionnels de la profession »… Depuis, cinq autres volumes sont parus, le dernier, consacré à « de Gaulle à Matignon », en 2012 !

Aujourd’hui, refondue en deux épais tomes de la collection « Bouquins » chez Robert Laffont, avec l’aide de l’historien ­Matthieu Rey, cette œuvre désormais de référence ne suscite plus guère de critiques. Georgette Elgey a en effet défriché largement une partie de l’histoire de la France contemporaine. Non sans aller, parfois, contre ses convictions ou ses penchants premiers. Notamment sur la guerre d’Algérie (ce que ne manque pas de souligner l’historien Benjamin Stora, spécialiste de ce conflit), où elle reconnaît volontiers avoir « découvert certaines choses qu’elle ne voulait pas savoir ». Comme les exactions et la torture employées à large échelle par l’armée française.

« Pour moi, l’armée française était celle du général de Gaulle ou de Leclerc ; je ne pouvais penser ni ne voulais croire à ces horreurs commises de l’autre côté de la Méditerranée. » Et d’ajouter, un peu dans la même veine : « J’ai été choquée quand Emmanuel Macron, il y a quelques semaines, en se rendant (à juste titre) chez la veuve de Maurice Audin, a déclaré que “la France durant la guerre d’Algérie a légalisé la torture”. La France n’a jamais légalisé la torture, dans aucun texte : les autorités ont essentiellement fermé les yeux et laissé faire. Il n’y a que deux pays qui ont légalisé la torture, ce sont les États-Unis et Israël… »

Une considération qui s’attache à la précision juridique, historique et politique, même si Georgette Elgey préférerait sans doute que la réalité soit différente. Car si la chance l’a souvent favorisée, elle n’a jamais transigé avec la rigueur intellectuelle à laquelle doit se tenir une historienne.

Histoire de la IVe République, Georgette Elgey (édition revue et augmentée avec la collaboration de Matthieu Rey), Robert Laffont, 2 tomes (1 344 pages, 32 euros ; 1 056 pages, 31 euros.)

(1) Paru d’abord en 1973 chez Fayard sous le titre La Fenêtre ouverte, republié en 2017 en annexe de Toutes fenêtres ouvertes (Fayard)..

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Temps de lecture : 8 minutes

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