Goliarda Sapienza : l’art du « je »

La traduction française de son journal intime et de L’Université de Rebibbia dévoile de nouveaux visages de Goliarda Sapienza. Et confirme sa place parmi les grands auteurs du XXe siècle.

Anaïs Heluin  • 8 janvier 2019 abonné·es
Goliarda Sapienza : l’art du « je »
© photo : DR

L ’Art de la joie, célèbre en France et en Italie depuis sa publication en 2005 chez Viviane Hamy, est souvent présenté comme un roman largement autobiographique. Entre Goliarda Sapienza (1924-1996) et son héroïne Modesta, dit-on, il y aurait davantage qu’un goût partagé pour la liberté et pour l’amour. Plus qu’un désir commun de connaissance et qu’une utopie égalitaire déçue par l’histoire.

La lecture des Carnets et de L’Université de Rebibbia confirme cette thèse tout en invitant à la préciser. À y apporter des nuances, comme l’ont déjà fait plusieurs livres publiés depuis 2012 par le même éditeur, Le Tripode, engagé dans la traduction de l’œuvre complète de l’auteure sicilienne, dont l’audace n’était guère en phase avec l’Italie conservatrice de son époque.

Depuis Moi, Jean Gabin, où, en parallèle de son admiration pour l’acteur français, elle fait la généalogie de l’anarchisme familial, chaque publication révèle un aspect de la personnalité révoltée de Goliarda Sapienza et de son rapport à l’écriture. Passionnante, l’immersion fait penser à celle offerte par l’œuvre de Virginia Woolf, citée à plusieurs reprises dans les Carnets, ou de son contemporain Witold Gombrowicz. Comme ces deux auteurs, Goliarda invente dans chaque livre une manière singulière de mettre en mots son rapport personnel au monde. Sa lutte contre tous les carcans. Contre elle-même aussi, chez qui les grandes joies côtoient toujours de profondes tristesses. Dont la façon de « vivre “dans l’instant”, et pleinement, comme si cet instant était le temps entier » qu’il lui était accordé de vivre, ne va pas sans une obsession de la mort, qui traverse ses notes sous le petit nom de « Certa ».

Commencés en 1976, sur la suggestion de son compagnon, Angelo Maria Pellegrino – légataire universel de l’œuvre et auteur d’une éclairante biographie de sa compagne (1) –, les Carnets sont le journal de bord de cette oscillation. Ou plutôt de ces vagues, la Sicile originelle et adorée étant présente à chaque ligne de ce livre. Formant une ­traversée subjective, en profondeur, de l’Italie des années de plomb et de la période qui suit, jusqu’à la disparition de Goliarda Sapienza en 1996. Dans cette écriture quotidienne, qu’elle vit souvent comme une faiblesse (le journal intime, explique-t-elle, est associé par ses contemporains au mièvre et au féminin, ce qu’elle refuse) mais qui l’aide à vivre, on retrouve la belle complexité de L’Art de la joie. Ses constants allers-retours entre réflexion critique sur l’existence et sur l’époque et plongée dans les ­sentiments.

À partir de 1980, la prison Rebibbia est l’un des motifs récurrents des Carnets. Habité par la même écriture-onde que l’ensemble de l’œuvre de la Sicilienne, le récit consacré à son incarcération volontaire après un vol de bijoux dans l’appartement d’une amie confirme sa quête de la vérité de son temps. Au risque de s’y perdre. Tableau vibrant d’une microsociété, ce livre témoigne, comme les Carnets, d’un amour de l’humanité envers et contre tout. Et d’un rêve de république mondiale de l’amour et de l’amitié.

(1) Goliarda Sapienza…,Angelo Maria Pellegrino, traduction de l’italien par Nathalie Castagné, Le Tripode, 2015.

Carnets, extraits choisis par Angelo Pellegrino, traduction de l’italien par Nathalie Castagné, Le Tripode, 480 pages, 25 euros.

L’Université de Rebibbia, traduction de l’italien par Nathalie Castagné, Le Tripode, 200 pages, 11 euros.

Littérature
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