Hydroélectrique : trésor national ou machine à cash ?
Le gouvernement s’apprête à ouvrir au privé la gestion des barrages, en dépit des enjeux cruciaux qu’ils représentent. Une résistance discrète s’organise.
dans l’hebdo N° 1536 Acheter ce numéro
Les cinq experts qui partagent une choucroute ce midi-là, dans les hauteurs d’un appartement grenoblois, montagnes en fond, ont fait connaissance il y a quelques mois à la faveur d’une campagne de lobbying un peu particulière. Trois météorologues, un expert en crues extrêmes et une environnementaliste, rejoints au besoin par des économistes et des mathématiciens, tous salariés d’EDF, ont monté une équipe mobile qui, des salons du Sénat aux permanences parlementaires, partagent depuis un an un torrent d’arguments qui feraient passer pour semi-fou un partisan d’une privatisation des barrages.
C’est pourtant bien ce qui est dans les tuyaux. La loi française l’impose théoriquement depuis 1993, EDF s’y est préparée et la Commission européenne a mis la France en demeure en octobre 2015, en la rappelant à son propre agenda : la gestion des 433 barrages français dont EDF a la « concession » doit être ouverte à la concurrence du privé ; EDF doit abandonner des parts de marché pour que des multinationales puissent s’immiscer dans une nouvelle guerre de l’eau qui ne fera que des gagnants, a grondé la Commission. C’est, d’ici à trois ans, 20 % du parc hydroélectrique qui devra donc être délégué au plus offrant. En France, tout l’échiquier politique chuchote qu’il est contre, dans une rare unanimité. Sauf les gouvernements successifs, qui une fois installés semblent pressés d’attendre. Début 2018, Nicolas Hulot a proposé à Bruxelles de verser 150 concessions à la concurrence, sans pour autant passer à l’acte.
Les barrages, construits pour la plupart pendant les Trente Glorieuses, constituent la source d’électricité la moins coûteuse et le seul moyen viable de stocker de l’énergie, sous forme de masse d’eau prête à être « turbinée ». EDF turbine donc aux heures de pic de consommation et coupe aux heures creuses. Certains barrages pompent même la nuit l’eau turbinée la veille, pour répondre aux pics de consommation (2). Une méthode utile pour absorber l’électricité produite la nuit par le nucléaire qui, lui, ne fluctue pas. Et cette manne devient d’autant plus stratégique que la transition énergétique doit faire la part belle aux énergies dépendant d’aléas tels que le vent ou le soleil, dont il faudra de plus en plus compenser les caprices. Elle représente également une poule aux œufs d’or potentielle pour une entreprise qui serait tentée de jouer de la rareté, lorsque le cours du mégawattheure s’envole, pour maximiser ses bénéfices.
L’offre est trop belle pour Total, l’électricien public suédois Vattenfall ou le canadien Hydro-Québec, qui ont déjà manifesté leur intérêt pour ce dossier. Les partisans de la concurrence n’ont pas jugé nécessaire, en revanche, de déployer d’argumentaire digne de ce nom pour justifier de l’intérêt d’une telle privatisation pour les Français. Seul l’appât du gain, sous forme de redevance, est pris en compte par le législateur. Ce qui tient difficilement la controverse si l’on considère qu’une entreprise privée devra dégager des marges pour ses actionnaires et que ses investissements coûtent plus cher que pour la puissance publique, étant donné les coûts de ses emprunts souvent plus élevés.
« C’est une vision à 90 % idéologique », regrette l’ancien patron de l’hydraulique d’EDF de 2005 à 2014, Jean-François Astolfi, cité dans le rapport de Sud Énergie. EDF, de son côté, n’est pas opposée à la mise en concurrence, mais demande un processus équitable qui prenne en compte toutes les composantes du dossier et « souhaite se positionner sur l’ensemble des concessions mises en concurrence », sans être limitée si elle devait les remporter toutes.
Une manière d’évacuer les trouble-fête, car aucun acteur n’est en mesure de rivaliser avec EDF, en raison de la complexité de ce gigantesque réseau industriel à ciel ouvert, souvent installé en zone protégée. L’histoire française a d’ailleurs fait de l’électricien un acteur omnipotent, assis sur soixante-dix ans d’expertise et une connaissance globale du maillage. EDF, c’est 6 000 salariés dédiés à l’hydraulique, dont 1 700 chercheurs, plus environ le double sur la « recherche et développement » de l’ensemble du parc électrique, tous spécialistes de disciplines pointues. Il y a par exemple un forestier, un spécialiste des oiseaux de nuit, un expert de la vie des anguilles, qu’il faut protéger lorsqu’un barrage détruit leur habitat naturel, des sociologues qui scrutent l’impact des projets sur les populations locales, un spécialiste des sédiments charriés par les rivières, facteur de risque, mais aussi engrais qu’EDF pourrait valoriser. Et plus d’une centaine de météorologues qui prédisent les pluies et anticipent la fonte des neiges et le débit des rivières.
Cette « ingénierie intégrée » survivrait mal à un morcellement du parc de barrages entre des entreprises concurrentes. « La protection de la biodiversité et du milieu aquatique ne pourra qu’en pâtir, la multiplication des gestionnaires sur les cours d’eau risque de réduire la compréhension des impacts cumulés et la mise en œuvre d’actions correctives », s’inquiète Agnès Barillier, environnementaliste au Centre d’ingénierie hydroélectrique (CIH) d’EDF.
L’ouverture des vannes est commandée à distance par des centres de contrôle, au prix de calculs d’une extrême complexité qui nécessitent une connaissance globale du réseau. Il faut penser aux baigneurs et aux véliplanchistes qui ont colonisé les lacs de retenue, aux kayakistes qui dépendent des lâchers d’eau vive, aux centrales nucléaires dont la sécurité dépend d’un certain débit et d’une certaine température de l’eau, aux agriculteurs qui ont besoin d’irriguer leurs terres… Ce partage de l’eau constitue, pour l’opérateur qui gère les turbines, un manque à gagner de dizaines de millions d’euros chaque année. Or ces multiples usages sont souvent absents des cahiers des charges signés par EDF lors de sa prise de service, le plus souvent pour une durée de soixante-quinze ans. Rien n’oblige donc théoriquement EDF à laisser le lac de Serre-Ponçon à un niveau permettant l’usage touristique, et l’entreprise n’est pas indemnisée pour le faire.
Pour limiter les risques de litiges, le législateur envisage de distribuer des concessions plus courtes et de regrouper les barrages par lots d’une même vallée, pour éviter que deux entreprises concurrentes se crêpent le chignon sur un même fleuve. Mais, pour le groupe d’experts, cela n’empêchera pas que la concurrence ne dégénère en multiples guerres de l’eau, opposant les départements et les communes sur fond d’intérêts financiers. C’est ce qui apparaît en Espagne, où la rareté exacerbe les frictions, malgré une capacité de stockage cinq fois supérieure à celle de la France. « Les barrages ne se remplissent plus en hiver, ce qui crée des tensions », observe Rémy Garçon, expert en hydrométéorologie. Le dérèglement climatique va raréfier les ressources et faire exploser les besoins, dans des proportions aujourd’hui impossibles à prévoir sur le long terme, prévient-il. Un constat déjà mesurable : depuis trente ans, avec 1 °C de réchauffement en moyenne en France et l’évaporation qui va avec, l’eau s’est raréfiée dans nos cours d’eau à hauteur de 300 m3 d’eau par habitant, « l’équivalent de 10 camions-citernes d’eau par Français, indique Rémy Garçon. Et cela va continuer de plus belle ».
Il faut aussi s’attendre à une explosion du prix de l’électricité, comme avec les péages depuis la privatisation des autoroutes, et alors que la facture d’électricité a déjà gonflé de 37 % de 2006 à 2016. « Les barrages sont un trésor national, mais aussi une machine à cash », soupire la députée Delphine Batho, ancienne ministre de l’Environnement. Car, dans l’hypothèse d’une ouverture à la concurrence, les gros barrages, plus rentables et déjà largement amortis, pourraient partir les premiers aux mains du privé. EDF garderait les installations plus coûteuses.
Devant l’usine hydroélectrique du Verney (Isère), par une matinée brumeuse, un technicien sort prendre le frais. Cette année, les douze turbines géantes ont été enclenchées 2 000 fois, pour avaler les 135 m3 d’eau par seconde déboulant du barrage de Grand’Maison, un kilomètre plus haut. « Nous avons beaucoup travaillé avec la recherche et le développement pour étudier les vibrations dans la roche », raconte ce membre d’une équipe de 33 personnes. Les sourires rendent encore visible l’héritage d’une culture d’entreprise tournée vers l’intérêt général, entretenue par des experts passionnés par leur métier et choyés par leur employeur pour qu’ils n’aillent pas voir ailleurs. Héritage aujourd’hui menacé par la logique concurrentielle et de rentabilité. La culture managériale est d’ailleurs en train d’épouser les normes gestionnaires depuis qu’EDF s’est transformée en société anonyme en 2004 et que les représentants du privé, qui ne possèdent pourtant que 17 % de son capital, ont pris une place prédominante au conseil d’administration du groupe (3). Le non-remplacement des départs en retraite a aussi fait fondre les effectifs de 10 %, et une nouvelle organisation du travail est à l’essai dans certains centres, laissant monter des inquiétudes similaires à celles connues à France Télécom, à La Poste ou à la SNCF lors du processus de privatisation.
Le petit groupe d’experts a gardé pour le dessert une frangipane maison et l’exposé d’Emmanuel Paquet, hydrologue spécialiste des crues extrêmes. « C’est un truc dangereux, une masse d’eau stockée en hauteur. Les Français en ont conscience depuis la catastrophe de Malpasset, qui a fait 423 morts en 1959 », commence l’expert. La Californie, poursuit-il, a également vécu ce cauchemar en 2017 avec le barrage d’Oroville, qui menaçait de céder en amont d’une commune de 200 000 habitants. Et il dénombre autant d’incidents graves en 2018 qu’en plusieurs décennies auparavant, à cause d’une ingénierie low cost et de la chasse aux bénéfices. « Il faut une combinaison d’erreurs mal gérées pour entraîner l’accident. Or, dans un monde où la concurrence économique sera le maître mot, la sûreté deviendra une variable d’ajustement. C’est une certitude », prévient-il. Il serait aussi risqué d’affaiblir EDF, qui, en France, gère quasi exclusivement la surveillance de ces bombes à eau géantes perchées sur nos montagnes (avec plus de 10 000 capteurs disposés sur les barrages).
Tous les ingrédients d’un fiasco, pire encore que la privatisation des autoroutes, sont donc réunis. Ce qui ne semble pas dissuader le gouvernement d’avancer. « Une négociation est en cours avec la Commission européenne, mais celle-ci a rappelé la France à ses obligations. Il faudra donc les tenir », a lâché François de Rugy, le 2 octobre, devant le Sénat. « Ce serait une énorme bêtise », s’alarme Marie-Noëlle Battistel, députée socialiste du sud de l’Isère.
Il suffirait pourtant, pour se conformer au droit européen, de notifier à la Commission que les barrages figurent parmi la liste des exceptions aux règles des concessions. Cela ne semble pas être à l’ordre du jour, même si la Macronie observe un silence gêné (ni le ministère de l’Écologie ni les députés LREM qui suivent le dossier n’ont souhaité répondre à nos questions). Les élections européennes et le mouvement des gilets jaunes devraient geler les décisions qui fâchent pour quelques mois au moins. Il faudra ensuite compter le temps des appels d’offres avant de voir apparaître le premier gestionnaire privé, soit plusieurs années.
(1) Un rapport consigne les témoignages de dizaines de salariés et anciens cadres dirigeants d’EDF. www.sudenergie.org
(2) Les sept barrages dits « step » (pour station de transfert d’énergie par pompage) représentent 10 % de la production hydroélectrique française.
(3) Onze administrateurs représentent des intérêts privés, comme ceux de Vallourec ou d’ArcelorMittal, ainsi que des personnalités qualifiées, dont Laurence Parisot, tandis qu’un seul siège est réservé à un représentant de l’État malgré la présence de ce dernier au capital d’EDF à hauteur de 83,5 %.