Pascal Boniface : « Relever le défi Trump »

Dans son Requiem pour le monde occidental, Pascal Boniface conteste une vision occidentaliste qu’il juge obsolète et dangereuse. Il plaide pour une autonomie européenne.

Denis Sieffert  • 16 janvier 2019 abonnés
Pascal Boniface : « Relever le défi Trump »
©photo : « Trump est en train de nous posséder parce que nous sommes partagés entre rire de ses bêtises et avoir peur de ses menaces. » crédit : Nicholas Kamm/AFP

Comment s’émanciper de la tutelle américaine sans tomber dans la sphère d’influence russe ? C’est à cette question que tente de répondre Pascal Boniface dans son dernier livre, Requiem pour le monde occidental.

Pascal Boniface Directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Requiem pour le monde occidental Pascal Boniface, Eyrolles, 145 pages, 16 euros.
Et sa réponse est celle d’un Européen convaincu, partisan d’une Europe-puissance qui agirait en considération de ses seuls intérêts, et non plus dans le carcan idéologique d’un « monde occidental » soumis en réalité à l’agenda américain. La voie est étroite dans cette Europe divisée, mais le directeur de l’Iris a le mérite de poser le débat en des termes qui échappent aux réflexes conditionnés hérités de la guerre froide.

Votre livre est un plaidoyer pour une Europe-puissance qui relèverait le défi de Donald Trump et s’émanciperait de la tutelle américaine. Mais comment l’Europe, dans l’état où elle se trouve, aurait-elle les moyens de ce bond en avant ?

Pascal Boniface : Je plaide en effet pour une Europe autonome qui ne ferait pas son agenda seulement en fonction de la peur de la Russie et sous la protection exclusive des États-Unis. Cela suppose que l’on remette en cause la notion de « monde occidental », qui, à mon sens, est historiquement dépassée. À l’époque de la guerre froide, l’Europe n’avait pas les moyens de sa sécurité : elle avait besoin des États-Unis. Depuis la fin de la guerre froide, l’Otan a survécu à la disparition de la menace qui avait justifié sa création. Et je pense que les États-Unis et l’Otan exagèrent aujourd’hui la menace russe dans le seul but de préserver une domination américaine sur l’Europe. Bien sûr, la France n’aurait pas les moyens à elle seule de ce combat. Il lui faut entraîner sinon la totalité, du moins une partie des pays européens avec elle. D’autres, comme la Pologne et les pays baltes, n’en seraient pas parce qu’ils craignent la Russie pour des raisons historiques.

Cette menace n’est-elle qu’un fantasme ?

Il y a un défi stratégique russe, pas une menace militaire.

Pour l’Ukraine et le Donbass, si…

Que la Russie veuille interférer et faire valoir ses intérêts aux dépens d’autres pays, et tente de les déstabiliser, c’est une réalité, mais il n’est pas vrai qu’elle soit une menace militaire. Je rappelle que son budget militaire est de 60 milliards de dollars, que celui des États-Unis est de 720 milliards, et que celui des pays européens membres de l’Otan est de 250 milliards.

Mais l’Europe est-elle prête à s’autonomiser des États-Unis ?

Beaucoup de pays n’y sont pas prêts, soit parce qu’ils surévaluent la menace russe, soit parce qu’ils sont en phase avec l’agenda de Trump – notamment l’Italie. Même l’Allemagne est hésitante parce qu’elle craint de heurter ses intérêts commerciaux, mais c’est tout de même le pays qu’il faut convaincre. C’est un grand défi parce que Trump joue en permanence sur le terrain de la menace. Pour moi, le point clé, c’est la dénonciation par Washington de l’accord sur le nucléaire iranien. C’est déjà grave en soi, puisque, hormis Israël et l’Arabie saoudite, tout le monde reconnaissait que cet accord permettait d’éviter deux catastrophes : un Iran possédant l’arme nucléaire et une guerre pour empêcher l’Iran d’avoir l’arme nucléaire. Mais le plus grave est que Trump veuille imposer sa volonté pour décider qui a le droit ou non de commercer avec l’Iran. La France a certes dénoncé la décision américaine, mais Total et Peugeot se sont retirés d’Iran. C’est la plus grave atteinte à notre souveraineté que l’on puisse imaginer. Il est indispensable de s’organiser pour ne plus jamais être soumis à un tel chantage. On voit bien qu’il faut une réponse européenne commune, ou au moins à quelques-uns.

Nous sommes à la croisée des chemins. Soit on résiste, soit on rentre dans le rang. Ce serait un grand paradoxe que les Européens soient aujourd’hui plus dociles avec les États-Unis qu’ils ne l’étaient pendant la guerre froide, alors même que nous n’avons plus besoin d’eux pour notre sécurité. On devrait dire « stop à l’élargissement de l’Otan ». On ne le fait pas, et on ne fait pas entendre notre voix.

Vous imaginez que la résistance pourrait s’organiser à l’intérieur même de l’Otan…

Bien sûr, la diplomatie n’est pas une pièce de Feydeau où les portes claquent. Admettons qu’on ne peut pas entrer et sortir de l’Otan à intervalles courts, mais au moins faisons entendre notre voix. Trump n’est pas un imbécile. Sa stratégie est claire : faire peur aux pays de l’Otan en menaçant d’en sortir pour obtenir des Européens qu’ils augmentent leurs dépenses militaires, pour acheter non des armes européennes mais américaines. Il est en train de nous posséder parce que nous sommes partagés entre rire de ses bêtises et avoir peur de ses menaces. Macron s’est référé pendant la campagne présidentielle au gaullo-mitterrandisme, mais de Gaulle et Mitterrand avaient réagi beaucoup plus fortement. La tactique qui consiste à amadouer Trump n’a rien permis d’obtenir, il est donc temps d’aller vers une confrontation plus directe.

Derrière cette affaire, il y a évidemment la question de nos relations avec la Russie. N’est-ce pas un mauvais moment pour rechercher un partenariat alors qu’elle mène une politique très agressive à l’extérieur, comme en Syrie ou en Ukraine, et développe à l’intérieur une idéologie « grand-russe » très anti-occidentale ?

Une grande partie de la crispation de la Russie s’explique par le fait que la sortie de la guerre froide a été mal gérée. Alors que Gorbatchev voulait établir un nouvel ordre mondial dont l’ONU aurait été le centre, les États-Unis ont préféré se conduire en vainqueurs et exiger de la Russie qu’elle devienne un pays occidental et cesse d’être la Russie. Ils avaient promis de ne pas élargir l’Otan, ils l’ont élargie. Ils ont développé leur système de défense antimissile. Sans parler de la guerre du Kosovo. Tout cela a entraîné une crispation russe dont on se prévaut pour élargir l’Otan. Il faut sortir de cet engrenage. Mais je n’ai aucune illusion sur les aspects liberticides en Russie. Je ne suis pas un « poutinolâtre ». Je ne pense pas que la Russie soit un pays démocratique, mais je crois simplement qu’il faut cesser de suivre l’agenda américain, et surtout l’agenda de l’Otan.

Dans votre livre, vous comparez les soft powers russe et américain…

Mes collègues qui travaillent sur les questions stratégiques sont pris dans une sorte de bain amniotique, enveloppés par les revues et les think tanks américains, ce qui crée des réflexes. Ils se retrouvent dans une sorte de prison idéologique dont certains sont inconscients, et d’autres, complices. Le débat stratégique en France est orienté par les États-Unis. On parle des réseaux russes, mais regardons ce que font les Américains. Regardons tous les programmes d’invitation, les bourses d’études…

Le soft power états-unien est tellement fort qu’on ne se rend même pas compte que l’on est sous son influence. On parle beaucoup des écoutes russes, mais beaucoup moins de celles pratiquées aux États-Unis, bien plus nombreuses. Si Snowden avait été russe, on l’aurait reçu comme un héros, mais comme il a révélé des écoutes américaines, on le traite comme un ennemi.

N’y a-t-il pas là quelque chose d’inévitable qui résulte de l’histoire ? Sans remonter à Thomas Paine et aux révolutions américaine et française, il y a tout de même des modes de vie…

Effectivement, l’american way of life a fait rêver plusieurs générations de jeunes Français. Mais ce modèle attractif a disparu. Parlons aussi des grands principes dont se réclament les États-Unis pour dissimuler leurs intérêts. Voilà un pays qui va critiquer Cuba à l’extrême, mais ne rien dire sur l’Arabie saoudite. Et pourtant, vaut-il mieux être une femme à Cuba ou en Arabie saoudite, un opposant cubain ou un opposant saoudien ?

Que faudrait-il faire pour renouer un partenariat avec la Russie ?

Il faudrait d’abord lever les sanctions, qui, d’ailleurs, nous sanctionnent nous-mêmes. Ce qui n’empêche pas d’être ferme sur des points de désaccord très graves, comme sur la Syrie ou l’Ukraine. Mais peut-être que l’on pourrait aussi faire pression sur le gouvernement ukrainien, qui n’est pas non plus un modèle de transparence sur le droit des minorités et la lutte contre la corruption.

Concernant la Syrie, il faut évidemment refuser de financer la reconstruction du pays sans qu’il y ait un changement politique. C’est un piège que nous tendent les Russes. En fait, je plaide seulement pour que nous suivions nos intérêts en échappant à la perception américaine. On a pris des sanctions contre la Russie au moment de l’annexion de la Crimée, on n’en a jamais pris contre Israël pour l’annexion de Jérusalem. On voit bien que notre politique vis-à-vis de la Russie est purement occidentaliste.

Ce que j’essaie de montrer dans mon livre, c’est que cette notion de monde occidental, qui était déjà contestable quand, au nom de la démocratie, nous défendions Mobutu ou Pinochet, l’est encore davantage aujourd’hui parce que nous n’avons plus besoin de la protection américaine. J’ajoute qu’une valeur nous oppose totalement aux États-Unis : le multilatéralisme. Certes, ni les Russes ni les Chinois ne sont partisans du multilatéralisme, mais nous pouvons au moins coopérer avec eux sur la question du climat ou le nucléaire iranien. Nous ne devons pas limiter notre univers mental et stratégique au monde occidental. Il est temps de revisiter cette notion.

Idées
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