Philippe Martinez : « Nous devons réfléchir autrement »

Le secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez, se confie sans détours sur les défis du syndicalisme et le mouvement des gilets jaunes.

Erwan Manac'h  • 30 janvier 2019 abonnés
Philippe Martinez : « Nous devons réfléchir autrement »
© photo : G. Van Der Hasselt/AFP

Et maintenant, l’acte syndical ? La CGT a décidé de ne plus attendre l’unité pour appeler, pour la première fois depuis le début du mouvement des gilets jaunes, à la mobilisation des salariés, dans la rue et par des assemblées générales et des grèves, partout où c’est possible. Rendez-vous est pris pour le 5 février. L’occasion d’un examen de conscience exigeant avec Philippe Martinez, qui revient pour Politis sur un mouvement qui éclaire d’un jour nouveau les difficultés de la désormais deuxième organisation syndicale française.

Les gilets jaunes rejettent les appartenances syndicales, mais portent des revendications qui seraient du ressort des syndicats. Comment abordez-vous ce paradoxe ?

Philippe Martinez : Il est difficile d’avoir une analyse précise sur ce mouvement, parce qu’il évolue constamment. En conséquence, notre position a elle aussi évolué. Tout est parti d’une revendication très particulière qui n’est pas seulement celle des salariés : le refus de la hausse des taxes sur le carburant. Geoffroy Roux de Bézieux, le patron du Medef, en a d’ailleurs profité pour revendiquer la suppression de toutes les taxes, c’est-à-dire, selon lui, les cotisations sociales… Le mouvement, ensuite, a plutôt évolué dans le bon sens, et nous n’éprouvons absolument aucune gêne. Des salariés et des chômeurs qui se réunissent et considèrent que l’action collective est une solution face à une élite qui ne considère que les démarches individuelles, c’est forcément positif. Et quand je lis leurs revendications – hausse du Smic, justice fiscale, service public –, je me dis que nous ne pouvons qu’y être favorables.

Donc nous observons attentivement ce mouvement, même si tout n’est pas positif en son sein. Certaines choses sont même inacceptables, et je pèse mes mots. Comme lorsque des gilets jaunes ont livré des migrants à la police. La CGT combattra ce type de faits, d’où qu’ils viennent.

Ensuite, l’absence d’organisation rend toute démarche difficile vis-à-vis du mouvement. Une intersyndicale, par exemple, n’est pas possible. Cela ne peut se faire que rond-point par rond-point. Nous le répétons donc depuis deux mois : il faut aller discuter partout où c’est possible, essayer de faire des choses ensemble. Il y a des endroits où cela avance, d’autres où c’est plus compliqué. Je l’ai moi-même expérimenté en allant sur un rond-point où, le matin, on m’invitait, mais où on ne voulait plus me voir le soir ! Parce que les occupants avaient changé entre-temps.

Ensuite, ces événements sont aussi le reflet de nos difficultés, dont nous avons fait l’analyse : il y a des gens qui n’ont jamais vu de syndicalistes, comme des chômeurs, des retraités ou des salariés de petites boîtes. Et si beaucoup n’ont jamais fait grève, c’est souvent parce qu’on ne le leur a jamais proposé. Il y a aussi des syndiqués de la CGT qui sont parmi les gilets jaunes et qui considèrent que la CGT n’est pas l’organe idéal pour agir. Ils nous perçoivent comme trop institutionnels et pas assez revendicatifs. J’avais beaucoup insisté sur ce problème de l’institutionnalisation du syndicalisme au congrès de 2016. Notre constat était juste et nous n’avons pas encore opéré les équilibres nécessaires.

Une partie de votre base vous appelle à prendre plus d’initiatives pour amplifier la mobilisation. Que répondez-vous ?

Il faut se souvenir que nous avons appelé à la mobilisation dès le 9 octobre, avec Force ouvrière et Sud. En raison des problèmes internes à Force ouvrière, le processus a été perturbé. Un mois après, les gilets jaunes sont apparus. Il est d’ailleurs surprenant que, parmi nos opposants, beaucoup tombent en admiration devant des gens qui font globalement la même chose que nous, portant des revendications que nous avons défendues à 80 %, alors qu’un mois avant ces mêmes personnes disaient que nous exagérions !

Nous ne sommes pas débordés sur notre gauche. Je pense que si nous avions bénéficié de la même publicité que les gilets jaunes pour la préparation de nos journées d’action et leur couverture, avec des caméras aux quatre coins de France, en direct pendant vingt heures d’affilée, cela aurait forcément fait venir plus de monde. Nous avons vécu le même phénomène en 2016 [quand des appels contre la loi El Khomri surgissaient hors du champ syndical, NDLR]. Mais nos cortèges réunissaient plus de monde.

Certaines voix se sont élevées pour vous reprocher d’avoir appelé seuls à manifester le 5 février. L’unité syndicale est-elle votre objectif ?

Nous avons eu des contacts avec les deux autres principales confédérations de France [la CFDT et Force ouvrière, NDLR], y compris avec rédaction d’un texte. Au dernier moment, ça n’a pas pu se faire, mais je ne peux pas vous dire pourquoi, car je ne le sais pas !

D’autres journées suivront-elles celle du 5 février ?

Il faut travailler dans la continuité. Je pense aussi que, même si l’action des gilets jaunes sur les ronds-points est positive, le Medef est trop tranquille. Dans un pays où les 40 plus grandes entreprises versent 57,4 milliards d’euros à leurs actionnaires, il ne faut pas uniquement frapper à la porte du gouvernement. Ce sont les patrons qui accordent les augmentations de salaire. Et c’est le CAC 40 qui dicte la politique sociale du pays, qui bloque les négociations sur l’assurance-chômage et qui demande, sur le dossier des retraites, que nous travaillions plus longtemps. Ce sont ces entreprises qui développent la précarité et qui payent le moins d’impôts.

Faut-il aller vers une grève générale ?

Une grève générale, ça ne veut rien dire ! C’est un mythe. Même en 1968, il n’y a pas eu d’appel à la grève générale. Il s’agissait de grèves en cascade, qui ont fini par faire boule de neige. Il faut donc travailler à une généralisation des grèves dans toutes les entreprises. Cela suppose d’aller à la porte de chacune, de discuter, d’entendre les problèmes.

Nous avons donc lancé le « véritable débat national », avec des cahiers d’expression revendicative. Car un débat, ce n’est pas réunir 600 maires en bras de chemise dans une salle pour dérouler son programme. Nous voulons de véritables débats dans les entreprises. Quant aux dates de mobilisation, nous voulons continuer de privilégier l’unité syndicale, parce qu’elle est réclamée. Je ne comprends pas qu’au niveau des organisations syndicales, au regard de la situation exceptionnelle dans le pays, nous n’arrivions pas à mettre de côté ce qui nous oppose pour nous rassembler. Sur les salaires, la justice fiscale, la conception des services publics, nous sommes d’accord !

Comment appréhendez-vous le surgissement de la violence dans les luttes sociales ?

Nous l’avons dénoncée dès 2016. Elle est le fait d’une infime minorité très bien organisée, dont nous connaissons les méthodes. Il faut isoler ces personnes. C’est le travail de la préfecture de police et du ministre de l’Intérieur. Il n’y a pas besoin pour cela de constituer des fichiers. Il est par ailleurs inadmissible que des policiers soient livrés à eux-mêmes et ne reçoivent que des ordres de dernière minute, mal adaptés. La désorganisation de la police a fait que l’utilisation des Flash-Balls et des LBD a dérapé et qu’on a pu voir des enfants à genoux, les mains sur la tête. Ce qui est inadmissible.

Nous disons cela depuis 2016, et nous commençons désormais à entendre que c’était mieux quand les manifestations étaient déclarées. Certains chantent même les louanges des services d’ordre des syndicats. Or, en 2016, la réponse de la droite – et d’un certain député nommé Édouard Philippe, le 20 juin de cette année-là – a été de demander l’interdiction des manifestations. Le Front national réclamait carrément l’interdiction de la CGT et Franz-Olivier Giesberg, éditorialiste au Point, nous comparait… à Daech ! Manuel Valls a voulu interdire une manifestation. Elle s’est finalement tenue sous escorte autour du port de l’Arsenal à Paris. Tout le monde a dit que c’était ridicule, mais notre objectif était qu’on n’interdise pas une manifestation sociale.

Ce qui est nouveau, ce sont aussi ces milliers de manifestants qui ne participent pas aux violences mais les appuient par leur présence dans le « cortège de tête » ou, avec les gilets jaunes, en refusant de déclarer le parcours de leur manifestation. Comment l’expliquer ?

Il est vrai qu’il y a une colère qui s’est généralisée, pour des raisons de fond. Nous faisons des grèves, des manifestations… et on se fout de notre gueule. Les gens en ont marre de faire des manifs de Bastille à République pour qu’en face les dirigeants rigolent. Il faut une réponse politique d’urgence.

Les élections professionnelles de décembre ont fait perdre à la CGT la place symbolique de première organisation syndicale, à cause d’un recul de 1,3 % dans la fonction publique. Est-ce grave ?

Oui, c’est grave, mais ce n’est pas désespéré, parce que nous avons des solutions. Premièrement, nous avons perdu cette première place parce que nous avons un décalage important du potentiel d’électeurs dans le privé par rapport à la CFDT. Dans les entreprises où il n’y a pas de section CGT, les salariés n’ont pas de bulletin pour pouvoir voter pour nous. Début 2017, nous avons estimé ce décalage à 500 000 voix potentielles. Nous demandons donc une élection nationale sur une seule journée, comme pour la présidentielle, afin que la représentativité syndicale soit assurée et que les chômeurs aient le droit de voter. La démocratie sociale doit prendre la même forme que la démocratie politique.

Cette difficulté traduit-elle une fatigue militante ?

Non, elle traduit le fait que l’implantation syndicale ne suit pas l’explosion du cadre des entreprises : avec la sous-traitance, il n’y a plus de grandes entreprises. Nous avons pris du retard sur cette évolution et nous devons nous déployer chez les techniciens, les ingénieurs et les cadres, ou dans les métiers en plein boom comme les aides à domicile. Nous devons être moins complexés. Il n’y a aucun endroit où la CGT devrait être absente ou interdite.

La CGT doit-elle repenser son architecture ?

On doit s’organiser différemment et réfléchir autrement, oui. Ce travail est en cours, mais il prend trop de temps. Le monde du travail bouge très rapidement et nous avons un temps de réaction et de mise en œuvre de nos décisions qui est trop long. La solution passe, par exemple, par un syndicat unique sur une même zone d’activité commerciale, pour défendre les statuts différents d’une même communauté de travail. Cela suppose également que nos locaux soient un peu plus mobiles, avec des camping-cars et des caravanes pour aller au-devant des travailleurs.

On restera aussi en retard tant qu’on se posera la question de savoir si un livreur à vélo est un travailleur ou non. Le monde est coupé en deux, c’est Marx qui l’a dit. D’un côté il y a le capital, de l’autre le travail. Il n’y a rien au milieu.

Avez-vous été trop frileux vis-à-vis des travailleurs indépendants ?

Nous n’avons pas été frileux, mais nous confondons parfois notre refus de l’évolution du monde avec ceux qui subissent cette évolution. Ce n’est pas parce qu’on est contre le travail du dimanche qu’il ne faut pas défendre ceux qui travaillent le dimanche, par exemple. Le jour où nous aurons pigé cela, à la CGT, nous serons beaucoup plus nombreux et peut-être qu’on donnera une image différente. Mais, en même temps, on a une bonne image. Nous sommes une centrale qui compte dans ce pays. Moi, je suis très optimiste.

La fusion des instances représentatives du personnel (DP, CE et CHSCT) fera perdre à beaucoup de syndicalistes leur délégation, et à terme leur protection. Cette transition vous inquiète-t-elle ?

Ce qui me dérange le plus, c’est le risque d’institutionnalisation du syndicalisme. La fusion des instances va concentrer beaucoup de responsabilités sur les mêmes personnes. Nous allons passer encore plus de temps dans les institutions. Or, notre raison première, c’est d’être aux côtés des salariés.

Cette évolution répond à la volonté du pouvoir de modeler le syndicalisme à sa sauce. Il propose même des formations communes, pour que nous parlions le même langage ! Une élite déconnectée, c’est exactement ce que rejettent les gilets jaunes aujourd’hui, et ils ont raison. Partout où c’est possible, nous devons donc négocier le fait que la fusion des instances ne réduise pas le nombre de délégués. Il y a un risque énorme. À la SNCF, par exemple, cette réforme représente 60 % de délégués en moins !

Le gouvernement ne cache pas son intention de baisser les droits au chômage des salariés qui alternent des petits boulots avec le chômage. Partagez-vous son diagnostic selon lequel le système dissuade le retour à l’emploi ?

C’est une petite musique à laquelle Macron nous a habitués. Il voit des privilégiés partout, sauf chez lui et chez ses amis. Or, il ne faut pas oublier que 54 % des chômeurs ne touchent rien. L’idée qu’ils seraient payés à ne rien faire est donc fausse. Idem pour les prétendus fraudeurs. On a déployé une armada de répression pour 0,4 % de chômeurs ! Le gouvernement a également cadré les négociations avec comme unique objectif de dégager entre 3 et 3,9 milliards d’euros d’économies. C’est inacceptable, mais nous avons quand même décidé d’y aller, parce que nous avons des propositions. À commencer par une promesse d’Emmanuel Macron, à savoir le bonus-malus [taxant les contrats précaires et soutenant les embauches pérennes, NDLR].

Au sujet de la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, haut-commissaire, affirme qu’il n’y aura pas de décote pour les salariés partant à 62 ans. Êtes-vous rassurés ?

Ce que dit M. Delevoye est une chose, ce que les dirigeants veulent faire en est une autre. Pour nous, il y a deux problèmes : l’âge auquel nous partons à la retraite et les moyens pour vivre quand on est retraité. Les salariés dont la carrière a été hachée et les femmes qui ont subi la discrimination salariale sont trop pénalisés. Et il faut n’avoir jamais bossé pour proposer, dans certains métiers, d’allonger la durée de travail. Veut-on que, dans les Ehpad, les soignants aient le même âge que les résidents ? Nous disons qu’il faut remettre l’âge de la retraite à 60 ans.

Peu importe qu’elle soit comptabilisée en semestres ou en points ?

Ce qui compte, c’est que le mode de calcul soit solidaire. Il faut fixer un minimum, quel que soit le parcours de vie ou professionnel. Et que les pensions soient indexées sur les hausses de salaire des actifs.

À l’approche du congrès de la CGT (du 13 au 17 mai), une partie de votre base demande une réorientation, vers un « syndicat révolutionnaire » de « lutte des classes ». Faut-il s’attendre à un congrès houleux ?

Il y a toujours des débats lors de nos congrès. Je n’ai pas peur de la démocratie, il faut que tout le monde puisse s’exprimer.

Faut-il s’attendre à un affrontement entre la ligne majoritaire et une d’opposition, plus radicale ?

Je suis toujours le « dur » de quelqu’un et le « mou » d’un autre, à la CGT. Mais les orientations votées ne sont pas contestées.

Quels rapports avez-vous avec La France insoumise ?

Aucun.

Ses appels à manifester (notamment avec la « fête à Macron », à laquelle la CGT n’a pas participé) posent la question de qui fixe l’agenda des mobilisations sociales…

Vous savez que c’est nous. Il y a eu une expérience qui a donné ce qu’elle a donné. Nous ne voulons être récupérés par personne. Nous sommes un des syndicats les plus indépendants au monde vis-à-vis du politique, du gouvernement et des patrons. J’insiste là-dessus, parce que la seule indépendance vis-à-vis des politiques ne veut rien dire. LFI a des choses à dire. Je trouve parfois que Jean-Luc Mélenchon, sur son blog, fait la leçon aux syndicats, ce qui est un peu déplacé, mais il fait ce qu’il veut. C’est une composante qui compte, même si nous avons des désaccords sur des questions importantes, l’immigration par exemple.

La crise traversée par Force ouvrière rappelle par certains aspects celle qui a secoué la CGT fin 2014 (départ du secrétaire général Thierry Lepaon, éclaboussé par les coûteuses rénovations de son bureau et de son appartement de fonction), avec une fragilisation de la ligne majoritaire. Le syndicalisme peut-il se relever de ces déballages sur le train de vie de ses dirigeants ?

Il faut que nous soyons exemplaires. Notre train de vie n’est pas un secret : je suis payé un peu plus de 2 900 euros par mois avec trente-deux ans d’ancienneté chez Renault. Je n’ai pas l’impression d’être particulièrement bien loti. Et je milite entre 12 et 14 heures par jour. Je pense qu’il y a des mauvais procès, orchestrés pour nous nuire.

C’est comme la question de la représentativité. Nous ne serions pas représentatifs parce qu’il n’y a que 8 % de syndiqués en France. Mais combien de Français sont adhérents d’un parti politique ? On ne se pose pas la question, car leur représentativité est mesurée par leur score aux élections. Nous demandons qu’il en soit de même pour nous, avec des scrutins nationaux. Gardons aussi à l’esprit que la CGT compte 670 000 adhérents : c’est plus que l’ensemble des partis politiques réunis.

Vous n’avez néanmoins pas retrouvé les adhérents perdus depuis 2014 ?

Non, et il faut qu’on trouve pourquoi : c’est un problème d’organisation. On observe en revanche que, dès qu’on crée un syndicat quelque part, on cartonne aux élections. On a une image peut-être un peu vieillotte là où on est depuis longtemps, mais très moderne au contraire, notamment vis-à-vis des jeunes, là où on s’implante. Les gens se sentent libres de s’exprimer, aidés sans qu’on ne leur impose rien.

Les syndicats sont-ils « mortels », comme l’a affirmé Laurent Berger en 2017 ?

Bien sûr, dans l’absolu. Sauf que la maladie qui les atteint n’est pas incurable : nous connaissons les antidotes. Je suis même optimiste. Nous n’allons pas assez vite dans la mise en œuvre de nos décisions, mais je reçois des tas de signaux positifs du terrain.

Travail Société
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