Place au doc

À Biarritz, le Fipadoc entame sa première édition avec une centaine de films. Un programme ambitieux, de Rithy Panh à Didier Cros.

Jean-Claude Renard  • 22 janvier 2019 abonné·es
Place au doc
© Photo : « Les Tombeaux sans noms », de Rithy Panh. crédit : dr

D isons que j’étais mort, et tous les miens aussi, ou presque. […] Qui fera le deuil de vivre ? interroge Rithy Panh dans le chapitre liminaire de ce documentaire, Les Tombeaux sans noms. Pas moi. J’ai voulu aller avec les morts. Non pour m’allonger auprès de ma mère, sur les planches de bois, et auprès de mes sœurs disparues, et de mon père affamé, et de ma petite-nièce qui croquait du sel, et de mes petits-neveux, et auprès de mon frère, avec sa mèche et sa guitare, qui me sourit depuis la capitale des morts. » Morts de l’idéologie qui blesse, martyrise, détruit, « avec une telle vitesse et au nom d’une telle pureté » que cette mort peut se trouver « même en un paysage tranquille ». Celui du Cambodge.

Des films à « impact »

Une nouveauté dans la programmation du Fipadoc : la compétition « Impact », avec une dizaine de films « pensés dès leur production pour aider à plus de justice sociale, à la promotion des droits humains et à la protection de l’environnement », selon le catalogue du festival. Partis pris et engagements qui auraient trouvé leur place dans les autres compétitions si celles-ci n’étaient pas nécessairement limitées, mais qui ont la chance d’être mis en avant pour le grand public. Se croisent un documentaire sur les femmes afghanes victimes d’abus sexuels, A Thousand Girls Like Me, de Sahra Mosawi-Mani ; Congo, un médecin pour sauver les femmes, d’Angèle Diabang, autour du docteur Mukwege, dernier Prix Nobel de la paix ; ou encore une plongée au cœur de la vallée de la Roya, filmée par Thierry Leclère.

Dans des couleurs ambrées, sur des images bercées par les prières répétées à l’envi et à voix haute, Rithy Panh revient une nouvelle fois sur le génocide perpétré par les Khmers rouges entre 1975 et 1979 (après S21, la machine de mort khmère rouge, ou encore Duch, le maître des forges de l’enfer), dont lui-même, enfant, a été victime. Une ode poétique, une ballade glaçante le long de terres gorgées de cadavres, des terres aux lumières chatoyantes, en rupture franche avec le commentaire.

À côté d’une voix off où l’intime se glisse dans l’universel, c’est aux survivants de raconter les conditions de vie des populations déplacées et dont la faim s’impose en leitmotiv. « Dans une marmite, ils mettaient seulement deux boîtes de riz, confie l’un d’eux. Chacun recevait trois louches de soupe. Si on enlevait l’eau, il restait deux cuillères de riz. » Un autre témoin poursuit : « Quand on a faim, on ne pense pas cru ou cuit, on pense à manger. »

Quarante ans après, on cherche toujours ses morts, on demeure dans l’incompréhension, abasourdi par la violence des massacres, on traque les traces, on se remémore et célèbre des âmes perdues dans une histoire de symboles, de silhouettes plantées au vent, de pailles de riz, de linceuls, de ciels de pluie, de pauvres hères sans sépulture jetés au bord des chemins.

Aux propos, Rithy Panh ajoute son cinéma. Des plans rapprochés qui prennent leur temps pour dire l’innommable, un recours aux personnages de pâte à modeler plutôt qu’aux archives (comme dans L’Image manquante). Et si le film se veut trempé de souvenirs (la mémoire est une caractéristique du cinéma de Rithy Panh), il semble être aussi celui de l’apaisement pour le réalisateur. L’apaisement des retrouvailles avec les siens disparus dans l’horreur.

Présenté en compétition internationale, Les Tombeaux sans noms est l’un des films attendus de ce Fipadoc, première édition après trente et une années de Fipa (Festival international des programmes audiovisuels). Exit la série et la fiction destinées à la télévision, pleine place au doc. Un pari ambitieux quand on sait que la fiction attire le public. Présidé par Anne Georget, ce festival n’en présente pas moins une centaine de films, avec un programme musclé. En témoigne l’invité d’honneur, Serge Viallet, exigeant et singulier cinéaste (1).

En témoigne encore La Disgrâce, de Didier Cros, un travail sur le regard. Celui qu’on porte sur soi, celui qu’on porte sur l’autre. Un exercice délicat et douloureux sur la différence, sur les gueules dérouillées sévèrement. Devenues des bêtes de foire dans un monde régi par l’image. Qui sous un jet d’acide sulfurique, qui sous les effets d’un accident domestique, qui sous le joug d’une balle reçue au Bataclan, d’une maladie génétique ou d’un cancer.

Dans l’atelier des studios Harcourt, où trônent les trognes de Belmondo et de Gabin, et suivant les directives d’un portraitiste encadrant son sujet défiguré, le réalisateur recueille une galerie de récits intimes, des existences basculées. Tous restés au bord de la normalité, forcément au bord de la vie. Confrontation avec l’horreur, non seulement physique mais aussi psychique. Sans pathos ni pleurs. L’image et la parole se suffisent à elles-mêmes.

De Rithy Panh à Didier Cros, on pourrait croire que le fil rouge de ce Fipadoc est celui de l’âpre gravité. A fortiori si l’on ajoute cette histoire époustouflante de la mafia sicilienne, Corleone, à travers le personnage de Toto Riina, filmée par Mosco Levi Boucault, autre film très attendu. Mais loin de là à regarder Les Petits Maîtres du grand hôtel, de Jacques Deschamps, joyeuse comédie musicale autour de l’ordinaire quotidien d’apprentis au lycée des métiers de l’hôtellerie de Grenoble, révélant tout l’éclectisme de cette édition.

Cinéma
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