Serge Viallet, archéologue de l’image
Le réalisateur, invité d’honneur du Fipadoc, à Biarritz, est responsable de la collection « Mystères d’archives » sur Arte. Un documentariste de terrain qui aime fouiller l’histoire et la faire parler.
dans l’hebdo N° 1536 Acheter ce numéro
Un village. C’est un peu ça, l’Institut national de l’audiovisuel (INA), à Bry-sur-Marne. Avec son château abritant la direction, son bâtiment de pompiers, son infirmerie, sa cantine et sa vaste « ferme », formidable ruche de centaines d’âmes. Dans un bureau au fatras organisé, gavé de photographies, Serge Viallet s’arc-boute sur le filmage du D-Day, orchestré par deux cinéastes sur place, John Ford et George Stevens.
« Ce sont plus de cent cameramen et autant de photographes, précise le réalisateur, dans les avions, en mer et progressivement à terre. Il s’agit d’une fabuleuse organisation pour rapatrier au plus vite les images à Londres, les développer, les monter, les censurer, les envoyer. Une note officielle indique qu’il est prévu, dès 10 h 30 au matin du 6 juin, de “ramasser” les premières bobines filmées à Omaha. Le but est aussi d’alimenter les opérateurs en bobines de film. En général, ce sont des bobines d’une minute d’images pour leurs petites caméras Eyemo, poursuit le documentariste aux yeux bleus étincelants, au phrasé animé accompagnant une gestuelle presque volubile, des mains qui dialoguent entre elles. John Ford a eu l’idée de fixer sur des péniches de débarquement des caméras à déclencher. Au total, cinq cents caméras auraient été installées. Nous n’avons retrouvé les images que de quatre d’entre elles. » Précision d’orfèvre.
« Le déroulement “média” de cette journée ne paraît pas avoir été étudié, s’enthousiasme Serge Viallet. Nous défrichons un énorme événement masqué, étouffé, submergé par l’événement militaire. » Ces images auscultées du D-Day font partie d’un prochain numéro de la collection « Mystères d’archives », produite par l’INA et diffusée sur Arte. Inaugurée en 2007, elle compte déjà une cinquantaine de titres. « Les images racontent des histoires, nous racontons l’histoire des images. » Sur les résistants du Vercors, Buffalo Bill et l’invention du western, l’enterrement du commandant Massoud, les bagnes de Guyane, ou encore sur Le Dictateur de Chaplin, nourri par les images de son frère Sydney, qui venait tourner régulièrement sur le plateau. Des scènes qui ne seront pas conservées dans le fameux chef-d’œuvre, des séquences du bal, des gags abandonnés. Des images disparues, retrouvées plus tard dans un placard familial et qui éclairent le film sous un autre angle.
À chaque numéro, Serge Viallet décompose l’image, ses plans, cercle, décercle, identifie les personnalités, confronte les séquences, rapporte le contexte, revient en arrière. Quelles réalités les images donnent-elles à voir, qui est derrière la caméra, que montre-t-on et pourquoi ? Chaque image amène son enquête pour ce Maigret de la bobine.
Le volet consacré à Ellis Island, avec l’arrivée d’immigrants, en est un exemple : examinée minutieusement, jouant de l’arrêt sur image et de l’agrandissement, une séquence révèle un nom sur un bagage porté à l’épaule. Vincenzo Cannone. Au bout de ses recherches, Serge Viallet, ou plutôt Anne Thévenin, sa compagne, conseillère historique pour la collection, a fini par identifier ce Cannone dans les listes de passagers à bord du transatlantique Calabria, en troisième classe, le 12 avril 1906, en provenance de Palerme. Un siècle plus tard, l’équipe de Serge Viallet (Julien Gaurichon et Pierre Catalan, notamment, parmi les plus fidèles) a même réussi à retrouver les ancêtres palermitains de cet immigrant installé à Brooklyn !
Une ou deux années de recherches, c’est le tarif pour chaque numéro. Travail de fouineur et de police scientifique s’il en est pour cette collection résolument pédagogique, dont le juste pendant serait « Palettes », remarquable décryptage de la peinture, d’Alain Jaubert, également sur Arte. Ça vaut ici pour l’image animée.
En termes de chiffres, depuis douze ans, ce sont quatre cents personnes appelées pour leurs savoirs, une trentaine de centres d’archives consultés, cinq coffrets DVD, 2 200 heures d’images animées collectées, des traductions en neuf langues, une pléiade de prix décernés et un livre, Mystères d’archives, la vie des images, cosigné avec Cédric Gruat.
C’est avec ce bagage animé que Serge Viallet, en invité d’honneur, sera au prochain Fipadoc, festival international du documentaire, à Biarritz, avec la projection de plusieurs numéros de « Mystères d’archives » et de deux autres films. « Faire de beaux documentaires, c’est savoir raconter des histoires vraies, et Serge est un merveilleux conteur », souligne Anne Georget, présidente du Fipadoc.
Enfant de l’INA et du service public, fin connaisseur du Japon, le réalisateur Joseph Beauregard, qui lui a demandé conseil pour son doc La Parole est au garde des Sceaux, renchérit : « Il est à lui seul une leçon d’enthousiasme et de fraîcheur, de confiance unique en l’autre, sans cynisme, immensément précieux. » Sans préciosité. « Son travail est inventif et il a toujours le souci de l’accessibilité, ajoute Anne Georget, il ne fait pas de films pour une petite élite, tout en étant extrêmement exigeant. J’aime beaucoup sa manière de se décrire comme un artisan, et pas comme un artiste avec un grand A qui met d’emblée tout le monde à distance… L’ensemble de son travail constitue un sacré voyage ! »
Chez Serge Viallet, né en 1952, le voyage commence à l’École Louis-Lumière, dans la section « prise de vue-cinéma ». Il a bien songé à la peinture, mais « le boulot est trop dur ». Trouvant sa voie sans sourciller, notamment après un stage à la Société française de production (SFP), il sera donc peintre au cinéma, fasciné par la couleur, adulant le chef opérateur de Bergman, Sven Nykvist, comme les peintres du siècle d’or hollandais, notamment Jan Steen, Pieter de Hooch et Philips Koninck, pour « leur manière de tricher avec la lumière ». À la fin de ses études, il réalise un court-métrage, Les Deux Miroirs, habillé de décors du XVIIe siècle hollandais, imaginant ce qu’il y a derrière le cadre des tableaux. Son film sera projeté en salle en avant-programme d’Amarcord, de Fellini. Quand on sait qu’en patois romagnol « amarcord » signifie « je me souviens », pour quelqu’un qui fera des archives une marque de fabrique, ça augure de la suite… Plus tard, à Rome, il rencontre le maestro italien. « Deux miroirs ?, lui demande Fellini. Le problème, c’est qu’on risque de se perdre ! Le plus important est de savoir où l’on est, quel est son point de vue. C’est tout ce qui compte. » C’est « la plus belle leçon de cinéma qui m’ait été offerte », estime encore aujourd’hui Serge Viallet.
Tombe le service militaire. 1973. Le fringant soldat Viallet choisit la coopération. Direction Bangkok. Ou comment changer sa vie en destin. Il ne situe pas même la capitale thaïlandaise sur une carte quand il découvre la nature du poste : diriger la cinémathèque de l’ambassade de France. À une période clé, foisonnante, proche de la fin de la guerre du Vietnam. Des mois durant, dans une salle de cinq cents places, il enquille les films, avale le catalogue de l’ambassade. Mais pas seulement. Il apprend la langue thaïe (dont il n’a rien perdu), à planter du riz, voyage, jusqu’au Laos, au Cambodge et en Birmanie, clandestinement, chevauchant une grosse moto sans permis, longs cheveux au vent, organise des projections privées, se confronte au racisme anti-Occidentaux, se mêle à la vie ordinaire des paysans… De quoi forger une culture (celle-là même qui ne lui permet pas d’envisager un repas sans riz !).
De retour en France, Viallet repique au cinéma, en assistant cameraman, tous genres confondus, pub comprise. « Là où il y a du boulot ! » Avant d’entrer au service de Médecins sans frontières, dix ans durant. Pour l’ONG, il tourne en Ouganda, au Salvador, au Nicaragua, dans l’encolure du Pakistan… Assez pour se tourner définitivement vers le documentaire et construire parallèlement une œuvre personnelle. À commencer par Kwaï, en 1990, réalisé « en toute liberté », autour de l’histoire du pont de la rivière éponyme, jouissant des arcanes de la langue pour recueillir les témoignages des ouvriers qui ont participé à sa construction sur leurs conditions du travail. À suivre par Saipan et les suicides collectifs de civils japonais après le débarquement des forces américaines ; Nagasaki et l’immédiat après-bombe ; Kizu, les fantômes de l’unité 731 et les camps de prisonniers chinois et russes en Mandchourie, victimes d’expériences bactériologiques ; ou encore Le Sac de Nankin, articulé autour des massacres commis par les troupes japonaises dans la capitale chinoise, et Tokyo, le jour où la guerre s’arrêta, film enquête sur la signature de la capitulation japonaise en 1945, qui donnera l’idée et les méthodes pour « Mystères d’archives ». À chaque tournage ses déplacements qui font récit, ses rencontres qui alimentent ce féru de l’anecdote, comme celle avec l’architecte du pont de la rivière Kwaï, ou avec Rithy Panh, qui lui ouvre les portes des archives et les clés des images des Khmers rouges.
« Tout naturellement, confie le cinéaste franco-cambodgien, parce que Serge est une personne rare, un humaniste doté d’un savoir encyclopédique, qui partage ses connaissances, pas seulement sur les archives, mais aussi en termes de cinéma. Je ne connais pas d’équivalent à son travail sur les images, sur ce qu’elles disent, révèlent, ce qu’on fait d’elles et comment on les manipule. C’est à la fois un historien, un archéologue et un grand cinéaste, avec une œuvre cohérente et forte qui s’est installée dans le temps. »
Cette idée de partage, on la retrouve dans le credo de Serge Viallet aujourd’hui, sa volonté de partager le plaisir à mettre au point des techniques, des méthodes, son envie de transmettre à la profession. « Tu apprends, tu fais, tu donnes. » La maxime est celle d’un vieux sage paysan thaïlandais, obsédant le documentariste. « La valeur de la mémoire des images est grandissante, parce qu’elles vieillissent comme du bon vin, à condition que la cave soit bien entretenue. Il faut que ce travail serve comme source de documentation et soit à la portée de tous. Je n’ai pas travaillé pour rien pour le service public. » Pour qui prétend maintenant « vivre avec une mémoire qui toujours s’efface », trempé d’une franche modestie, c’est beaucoup.
Fipadoc, festival international du documentaire, du 22 au 27 janvier, Biarritz. Programme complet et rens. : fipadoc.com
Mystères d’archives, coffrets en DVD, chez Arte éditions.