Communs numériques : le virus coopératif

La révolution numérique insuffle un esprit nouveau au monde des coopératives et lui apporte des outils qui pourraient le transformer en profondeur. Reportage à Lille.

Erwan Manac'h  • 14 février 2019 abonné·es
Communs numériques : le virus coopératif
© photo : Chez le brasseur Le Singe savant, qui utilise du matériel en open source (sans brevet). crédit : erwan manac’h

Ici Lille. Trois bières, deux acteurs hyper­actifs du monde des communs et un constat vertigineux : « Un truc énorme est en train de s’ouvrir devant nous. Il va modifier la société, pas forcément en bien, mais sûrement en profondeur. » C’est Sébastien Plihon, consultant et militant lillois de l’innovation sociale et numérique, qui entrouvre cette fenêtre. Avec son ami Simon Sarazin, 34 ans, facilitateur infatigable qui écume les lieux collectifs de la ville pour « faire commun » partout où les énergies s’y prêtent, ils sont le visage d’une nouvelle génération du mouvement coopératif, biberonnée à la culture numérique, son réflexe libertaire et son esprit contributif profondément ancrés en eux.

Dans la genèse de ce renouveau, il y a les développeurs informatiques et bidouilleurs, architectes des innovations numériques qui portaient haut le principe du « libre », selon lequel la connaissance, souvent parce qu’elle est le fruit d’un travail collectif, ne peut être privatisée. Une œuvre d’intelligence collective sans vocation lucrative, en somme. Les multinationales comme Microsoft ont largement pillé cet inestimable gisement de profits. Mais elles n’ont pas tué l’essence coopérative du numérique, car elles sont tenues d’y participer en mettant une partie de leur code source à la disposition de chacun. C’est la magie du libre, résume Simon Sarazin : « Comme c’est ouvert à tous, tout le monde contribue et améliore. Au point qu’aucun acteur privé ne peut atteindre le même niveau de sophistication. »

De fil en aiguille, « tout le numérique moderne s’est basé sur du logiciel libre, assure Kevin Dunglas, confondateur des Tilleuls, une coopérative informatique active dans ce domaine. Les techniciens, c’est un état de fait, ont créé un tas de communs qu’on est obligés d’utiliser. » Dans son open space vitré – sofa, baby-foot et machine à café –, il raconte l’histoire singulière de cette Scop fondée par trois militants de la CNT qui ne « voulaient pas reproduire ce qui se passe dans ce pan de l’industrie, où on vend de la main-d’œuvre comme un produit ». Avec 34 coopérateurs-salariés, elle prouve que l’autogestion et la répartition des richesses fonctionnent dans un univers hyperconcurrentiel. Et sa contribution au logiciel libre a été considérable.

Le numérique fait aussi éclore une culture contributive nouvelle. Le code informatique est une discipline qui met des développeurs en collaboration étroite, sur un principe de « validation a priori » en vertu duquel chaque participant peut modifier le projet sans l’autorisation de tous, laissant le groupe approuver ses propositions.

Sous ce vent nouveau, les germes d’une véritable révolution apparaissent dans le monde de l’économie sociale et solidaire (ESS). Des tiers lieux se créent sous l’impulsion de travailleurs indépendants, de plus en plus nombreux dans l’économie numérique, qui veulent enrichir le coworking classique avec un projet de vie commune et des règles de codécision affirmées. Des fab labs poussent autour d’une imprimante 3D et ouvrent des champs nouveaux de créativité. Des communautés d’usagers tentent de se réapproprier des équipements, des services ou des biens pour les gérer en « commun ».

Démocratie radicale

C’est possible notamment parce que le numérique rend effective une démocratie radicale et permanente par des outils de discussion et de décision. Ils s’appellent Loomio, Trello, Slack, la suite de Framasoft ou la plateforme GitLab, inventée pour partager le code source d’un programme et faire contribuer plusieurs développeurs. « Mais c’est aussi un outil costaud pour organiser la collaboration et la mutualisation », raconte Simon Sarazin.

La métropole lilloise est constellée de ces projets d’un troisième type : ni privés ni publics, mais communs. Un réseau s’est maillé depuis une dizaine d’années, à la suite de l’ouverture d’un squat éphémère qui a donné naissance à deux lieux de coworking. Ce matin-là, Florent Kaisser tranche un poireau qui doit contribuer à un projet de soupe chaude pour le déjeuner partagé qui se prépare, comme chaque jour ou presque, sur la mezzanine de la Coroutine. Il travaille à mi-temps comme ingénieur informatique dans ce bureau partagé, « construit, géré et financé par ses usagers ». L’autre moitié du temps, il enfourche le vélo biporteur stationné à l’extérieur pour développer à coups de pédale la branche lilloise de CoopCycle, la coopérative de livreurs à vélo, alternative éthique à Deliveroo et Uber eats, les plateformes numériques qui vendent les services de livraison de repas.

« Je ne pouvais plus rester toute la journée devant mon écran, c’est complémentaire, raconte Florent Kaisser. Mais nous voulons sortir d’un entrepreneuriat subi, avec les plate­formes qui ne laissent place à aucune décision. On cherche un modèle plus durable. » La coopérative CoopCycle lui offre un outil numérique nécessaire pour la livraison de repas, développé en open source sur la technologie ouverte par les Tilleuls et utilisable par tout porteur de projet, à condition qu’il soit à son tour coopératif. L’opération, qui se veut fondatrice d’un « coopérativisme de plateforme », sera lancée une fois accompli le difficile travail de mise en réseau d’un nombre suffisant de restaurateurs.

Salaire partagé

Ils sont nombreux à avoir tourné la page du salariat pour embrasser une vie professionnelle aux multiples activités. Et les communs en découlent comme une évidence : « Contre l’ubérisation, les solutions ne doivent pas venir forcément de la sphère publique, car elle n’arrive pas à penser les choses de manière libre, résume Simon Sarazin. Ce n’est pas un État qui aurait imaginé Wikipédia ! »

Pour se protéger des coups durs, ils se sont regroupés au sein d’une coopérative d’activité et d’emploi (CAE). Ils restent auto-entrepreneurs mais versent des cotisations sociales qui leur ouvrent des droits, par l’intermédiaire de cette coopérative qui leur apporte également un appui. À Lille, la CAE Optéos est gérée elle aussi en commun par les coopérateurs. « Nous voulions éviter un des écueils du monde associatif, où l’animation du réseau est déléguée à un salarié sur qui reposent toutes les responsabilités, et qui est tenu d’être multicompétent », témoigne Simon Sarazin. Un constat partagé dans certains tiers lieux qui s’appuient sur des animateurs professionnels, ce qui a tendance à diminuer l’implication des participants.

De question en question, le petit groupe a été conduit à expérimenter une forme de « salaire partagé ». Partant du constat que c’est la communauté qui travaille à la gestion du lieu, et que le travail s’épuise s’il n’est pas rémunéré, le salaire est partagé entre tous les participants. « Les gens peuvent se verser librement une somme en piochant dans le budget ouvert, en fonction de ce qu’ils pensent avoir donné au projet, lorsqu’ils ont organisé quelque chose, créé un objet ou de la connaissance, décrit Julien Lecaille, sur le pas de la porte du Mutualab, le 1er coworking ouvert en centre-ville de Lille. Comme on documente tout ce qu’on fait, tout le monde peut vérifier. » En pratique, sur les deux premières années d’expérimentation, les coopérateurs ont surtout tendance à se payer moins qu’ils le pourraient, mais le système permet de rétribuer, modestement, une petite dizaine de salariés indépendants et permet l’éclosion de projets qu’un engagement bénévole n’aurait pas permis sur la durée.

Ces projets aux intuitions nouvelles sont évidemment fragiles et encore en partie dépendants de l’aide des pouvoirs publics. À Lille, ce petit réseau a reçu l’appui de la communauté de communes, la Mel. Une subvention de 20 000 euros est attribuée chaque année à l’Association Nord Internet solidaire (Anis), un groupe de chercheurs citoyens pour un web solidaire et l’innovation sociale par le numérique, créé en 2001.

Bière libre

Plusieurs exemples montrent que ce vent coopératif peut décoiffer sur le terrain de l’économie capitaliste. Le principe de licence libre fait naître d’ailleurs des projets nouveaux bien au-delà du strict terrain numérique. Les deux coopérateurs de la micro-brasserie Le Singe savant, installée dans le quartier lillois des Moulins, se sont appuyés sur des solutions « libres » pour fabriquer l’électronique nécessaire au brassage de leur bière. Des contrôleurs de température (BrewPi) et un outil d’ouverture des vannes, qui représentent une petite fortune et sont peu performants lorsqu’on les achète dans le commerce, « alors que l’électronique open source s’améliore en permanence grâce à la communauté du libre qui le met à jour », précise Simon Sarazin. Ces précurseurs l’ont été grâce à des compétences en informatique et en électronique assez avancées, mais ils comptent partager leur savoir-faire pour accompagner d’autres projets de brasserie. Suivant le principe de réciprocité à la base du libre.

Simon Sarazin veut donc croire en la viabilité économique de cette nouvelle génération de coopératives, à condition, martèle-t-il, qu’elles soient outillées pour gagner en efficacité. « Les tiers lieux ont besoin de logiciels performants pour répartir les créneaux d’une salle ou de bureaux partagés, pour gérer le paiement en ligne, suivre la comptabilité, faire des factures, ils ont besoin d’un système d’ouverture des portes. » L’enjeu est donc de développer ces outils qui bénéficient à l’ensemble du monde coopératif, comme le logiciel que CoopCycle met à disposition des coopératives de livraison à vélo dans chaque ville. Simon Sarazin s’impatiente : « Chaque lieu dépense de l’argent et de l’énergie à développer, chacun de son côté, des outils très utiles qui ne sont jamais diffusés. Il y a 500 tiers lieux en France et nous n’avons pas encore réussi à nous coordonner. » Pendant ce temps, la multinationale WeWork vient de lever 3 milliards de dollars pour développer son activité de location de bureaux et proposer aux coworkers des outils numériques partagés. Un axe « très business », dont le succès souligne les lenteurs de son pendant coopératif.

Pas de quoi désarmer le réseau lillois, qui vient d’organiser sa propre « levée de fonds » auprès de cinq lieux et de deux organisations. Le tour de table a permis de constituer une enveloppe de 3 500 euros, qui permettra de payer du temps de développement informatique pour mettre sur pied des logiciels sur mesure pour les communs. On est loin des spéculations à milliards de WeWork, mais cela pourrait aider les acteurs du monde coopératif à prendre conscience des bénéfices qu’ils recevraient à se coordonner pour développer leurs outils. Et ce ne sont pas les idées qui manquent pour la suite. Une mutuelle est en cours d’élaboration pour accompagner les auto-entrepreneurs en coopérative d’activité, et le réseau lillois s’emploie actuellement à imaginer une société foncière capable d’aider un tiers lieu à acquérir ses murs, à l’instar de Terre de liens pour l’agriculture paysanne. En tout, une cinquantaine de ressources mutualisables ont été identifiées, dont certaines sont déjà documentées sur le site movilab.org, comme les formes juridiques propres aux tiers lieux.

Mouvement municipaliste

Ce qui est en jeu, c’est aussi la façon dont les collectivités soutiennent l’ESS. « Plutôt que de financer chaque lieu et chaque structure, il faudrait financer une infrastructure commune, identifier trois besoins et aider à les résoudre pour que cela profite à tous », tranche Sébastien Plihon, qui fut l’ambassadeur du monde des communs au sein de la métropole lilloise, où il était salarié. Il continue de « contaminer les acteurs publics » comme consultant pour Pop Up, qui diffuse sa vision du numérique à l’aide de petits objets aux pouvoirs colossaux. « Un outil de prise de décision collaboratif peut venir percuter fortement l’organisation et la transformer en profondeur », prévient-il.

Toutes ces petites révolutions commencent à s’attaquer aux vieilles manières de faire. Avec ce qui ressemble par moments à un choc générationnel. Plutôt un choc culturel, corrige Simon Sarazin. C’est vrai jusque dans la manière de conduire un projet. « Ne parlez pas de faire de longues réunions à des développeurs informatiques, illustre-t-il. Les communs portent un “mode de faire” nouveau. » Mais ce renouveau s’imprime progressivement dans les consciences. En témoigne le mouvement politique « municipaliste », qui entend mettre en place des alternatives à l’échelle des communes, avec un fort intérêt pour la démocratie réelle. Beaucoup de ses acteurs, issus de ce nouveau monde coopératif, espèrent pouvoir lui donner l’appui nécessaire pour le faire enfin éclore. Les regards commencent donc à se tourner vers les prochaines élections municipales, au printemps 2020.

Économie
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