De compromis en compromissions
Au nom de l’Europe, la social-démocratie s’est pliée à toutes sortes d’arrangements avec la droite. Jusqu’à en perdre sa raison d’être.
dans l’hebdo N° 1542 Acheter ce numéro
La social-démocratie européenne est sur un toboggan. Depuis près de deux décennies, la dégringolade de ce courant politique majeur n’épargne quasiment aucun pays du continent. En 1998, treize États membres sur quinze avaient un gouvernement à direction ou à participation socialiste ou sociale-démocrate. Aujourd’hui, ces formations ne sont plus associées aux commandes que dans trois États membres (Portugal, Espagne, Suède) sur vingt-huit. La crise que connaît, en France, le Parti socialiste, tombé à moins de 7 % à l’élection présidentielle de 2017, n’a rien d’une exception. La chute dramatique du Pasok grec est dans tous les esprits. Sur la même période, le SPD allemand, pourtant le plus ancien parti socialiste du monde, a vu son électorat divisé par deux. Et aux Pays-Bas, l’effondrement du Parti travailliste (PvdA), dont est issu Frans Timmermans, le candidat du Parti socialiste européen (PSE) à la présidence de la Commission, est spectaculaire : après avoir participé à de nombreux gouvernements depuis 1945, le PvdA ne rassemblait plus que 5,7 % aux élections législatives de mars 2017.
Les raisons de ce reflux général, que les élections européennes du 26 mai devraient confirmer, sont de plusieurs ordres qui tous ont à voir avec la construction européenne. Elles sont pour une part structurelle. Les sociaux-démocrates étant avec les chrétiens-démocrates aux origines de cette construction, à laquelle ils ont été associés à toutes les étapes, la gouvernance de la CEE (Communauté économique européenne) puis de l’Union européenne – six pays à l’origine, vingt-huit tant que le Brexit n’est pas effectif – a toujours cherché à transcender le clivage droite-gauche au profit d’une gestion consensuelle à base de compromis qui se sont révélés être, pour les premiers, des compromissions.
C’est vrai au sein du Conseil, qui réunit les ministres des États membres de bords politiques différents. C’est vrai au sein de la Commission européenne, qui rassemble dans son collège des commissaires désignés par leur gouvernement. Avant l’élargissement de l’Europe en 2004, quand les grands pays pouvaient envoyer deux commissaires à Bruxelles, il était fréquent que l’un soit de droite et l’autre de gauche. En 1989, la France se rallie à cette cogestion : François Mitterrand et son Premier ministre Michel Rocard désignent, aux côtés de Jacques Delors, reconduit à la présidence de la Commission, une ancienne ministre giscardienne, Christiane Scrivener. Ils y resteront jusqu’en janvier 1995, date à laquelle François Mitterrand et Édouard Balladur – on est en pleine cohabitation – envoient siéger à Bruxelles l’ex-Première ministre socialiste Édith Cresson et Yves-Thibault de Silguy, un haut fonctionnaire venu de l’extrême droite, conseiller dans des ministères de droite. Leur succéderont en 1999 Pascal Lamy (PS) et Michel Barnier (RPR).
Dans la première commission dirigée par José Manuel Barroso – investie en 2004 grâce au vote des eurodéputés du PSE –, qui reste dans les mémoires comme l’une des commissions les plus acharnées à mettre en œuvre des politiques de dérégulation et de libéralisation, siégeaient six sociaux-démocrates à des secteurs clés, dont deux avec rang de vice-président : entreprises et industrie, institutions, commerce, affaires économiques et monétaires, emploi et affaires sociales, fiscalité et union douanière.
Cette cogestion a aussi cours au Parlement européen, que dominent sociaux-démocrates et libéraux conservateurs. Malgré les différences qui les opposent lors des élections, leurs deux groupes parlementaires – S&D et PPE – ont toujours fait cause commune, dans une logique de bipartisme, pour minorer le rôle des autres groupes. En témoigne l’organisation, dans six des huit mandatures depuis l’élection du Parlement au suffrage universel en 1979, d’une présidence tournante, les représentants de ces deux courants prenant alternativement les rênes de cette institution pour deux ans et demi. Ce fut le cas dès la première mandature présidée par Simone Veil puis par Pieter Dankert, un travailliste néerlandais. Plus récemment, en 2009, après avoir centré toute sa campagne électorale sur le refus de reconduire José Manuel Barroso à la présidence de la Commission, le PSE a voté en faveur de son investiture en échange d’une reconduction de la présidence tournante du Parlement au profit du leader de son groupe parlementaire, l’Allemand Martin Schulz (SPD), qui après cinq années consécutives dans cette fonction a laissé le siège en janvier 2017 à l’Italien Antonio Tajani (Forza Italia, PPE).
Cette cogestion de la présidence est encouragée par le fait que le groupe PPE, le plus important du Parlement depuis 1999, est incapable de réunir une majorité à lui seul, sans l’appoint du PSE. Cette absence de majorité nette a une autre conséquence qui pèse lourd dans le reflux électoral des sociaux-démocrates : par souci de faire exister le Parlement face au Conseil et à la Commission autant que par évolution idéologique, le PSE a voté en faveur de toutes les directives de libéralisation et de déréglementation du rail, de la poste, de l’électricité et du gaz. Ses élus s’avèrent même à l’occasion être de zélés promoteurs du libre-échange. En 2006, c’est un rapport de l’eurodéputée allemande SPD Erika Mann qui propose au Parlement de se prononcer en faveur d’« un marché transatlantique sans entraves en 2015 » et d’« une ouverture anticipée des services financiers et marchés de capitaux en 2010 ».
C’est également à l’initiative du gouvernement socialiste de José Luis Zapatero qu’en janvier 2007 se sont réunis à Madrid des gouvernements favorables à la Constitution européenne, pour imposer à l’UE de passer outre les votes « non » des peuples français et néerlandais. Avec le soutien des députés du PSE, qui ont massivement voté, le 20 février 2008, en faveur du traité de Lisbonne, qui bafoue ces votes. Comme ils ont tout aussi massivement approuvé par la suite les directives et règlements du « six-pack » et du « two-pack » ainsi que le traité budgétaire européen – celui-là même que François Hollande devait renégocier –, qui contraignent par divers mécanismes technocratiques les États membres à mettre en œuvre des politiques d’austérité (réduction des services publics, recul de l’âge de la retraite et baisse des pensions, attaques contre le code du travail, etc.).
À trois mois des élections, le PSE promet dans un manifeste adopté le week-end dernier à Madrid « un nouveau contrat social pour l’Europe ». L’Europe sociale reste un horizon : plus on avance dans la construction européenne, plus elle recule. Et le symbole de tous les renoncements de la social-démocratie à défendre les classes populaires.