Espagne : Le piège de l’extrême droite
La revendication indépendantiste en Catalogne suscite une surenchère nationaliste.
dans l’hebdo N° 1540 Acheter ce numéro
L’accord a-t-il été donné ou non pour cette photo ? Les dénégations d’après-manifestation émises par Ciudadanos (centre-droit) n’y changent rien : son leader, Albert Rivera, s’il ne pose pas directement aux côtés de Pablo Casado (Parti populaire, droite conservatrice) et surtout de Santiago Abascal (Vox, extrême droite), s’affiche bien en première ligne avec eux. Les trois principaux leaders de la droite étaient réunis, dimanche 10 février, autour de la plaza de Colón, à Madrid, alors que près de 50 000 personnes ont marché dans la capitale espagnole aux cris de « démission » et « nouvelles élections ». La cible : le socialiste (PSOE) Pedro Sánchez, chef du gouvernement, qui voit monter la pression d’un cran avec cette manifestation unitaire inédite à droite.
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Huit mois après la chute du gouvernement dirigé par son ancien chef Mariano Rajoy, démis par une motion de censure portée par Sánchez, le Parti populaire (PP) brandit sans relâche de nouveaux motifs pour exiger du PSOE qu’il rende les armes. Le dernier en date : la décision de Sánchez de nommer un « médiateur » auprès des indépendantistes catalans. Pour tenter de trouver une solution au conflit (la moitié des électeurs de Catalogne veulent se séparer de l’Espagne), mais aussi pour s’assurer de leur appui au congrès, où le PSOE est en minorité, pour faire approuver le budget 2019.
Une décision qui a exaspéré Pablo Casado, accablant le chef du gouvernement des qualificatifs « traître », « médiocre », « félon », « incapable ». Oubliant au passage que le PP a eu recours à des médiateurs quand il dirigeait le pays, pour des accords avec les autonomistes : José María Aznar avec les Basques et… Mariano Rajoy avec les Catalans.
Ce sont les conservateurs qui ont appelé au rassemblement de Madrid. Une pétition à laquelle s’est rallié Ciudadanos, mais rapidement aussi l’extrême droite : Vox, ainsi que de sulfureux ultras comme la Phalange espagnole (parti créé dans les années 1930 par le fils du dictateur Miguel Primo de Rivera), Hogar Social ou España 2000, « mobilisés sur une proposition noble : défendre l’unité de l’Espagne ».
L’antiséparatisme catalan : c’est à cette unique conviction que s’accrochent les plus modérés pour justifier tant bien que mal leur présence dans une marche allant de la droite libérale à des groupes néonazis. De fait, les sigles politiques se sont faits discrets, rangés au profit des drapeaux espagnols. « Je suis là aujourd’hui en tant que citoyenne, pas militante », confie Albertina, membre de Ciudadanos. « C’est une manifestation transversale », justifie Manuel Valls, qui convoite la mairie de Barcelone sous les couleurs de ce parti, pour repousser les critiques. Mais pour les militants de Vox, qui se disent « enfin représentés », pas de doute, la victoire politique était de leur côté dimanche dernier.
Que l’extrême droite rejoigne un cortège convoqué par la droite en a surpris plus d’un. Ce n’est pourtant pas une première, mais l’affichage se fait aujourd’hui de manière plus décomplexée. Alors, « plutôt l’extrême droite que la gauche et les indépendantistes » ? C’est le message qui est passé en substance en janvier dernier, quand le gouvernement d’Andalousie a basculé à droite grâce à un pacte PP-Ciudadanos, majoritaire grâce au soutien des 12 députés de Vox, qui a fait son entrée au parlement local (11 % des voix). Le meilleur résultat d’une formation ultra depuis la fin du franquisme, acquis notamment grâce à une virulente rhétorique contre toute indépendance de la Catalogne.
Désenchantés
L’absence de grands élus d’extrême droite : fin d’une « exception espagnole »… ou plutôt d’une illusion. « Car, même si elle n’était pas visible dans les institutions, son influence marque depuis longtemps l’agenda politique espagnol. Son discours était assumé par les grandes formations, assure l’historien Carles Viñales, de l’université de Barcelone. L’extrême droite surgit aujourd’hui sur la scène politique grâce à la conjonction de plusieurs événements : la corruption des grands partis, la crise du bipartisme, la remise en cause du régime démocratique né en 1978 à la fin du franquisme, le processus indépendantiste catalan. »
De fait, Vox est une émanation de la droite radicale, qui sommeillait dans les entrailles du Parti populaire. La plupart de ses fondateurs viennent du PP, à l’image de son leader actuel, Santiago Abascal, ex-député au parlement basque. Mais aussi Alejo Vidal-Quadras, qui a représenté Vox aux élections européennes de 2014, Antonio Pozo, maire de Guadiana del Caudillo, ou Juan Antonio Morales, député d’Estrémadure. Des désenchantés qui estiment le PP insuffisamment radical sur l’immigration ou la Catalogne.
Une nouvelle extrême droite qui ne veut plus répéter ses erreurs du passé : l’éparpillement de ses troupes, le manque de soutien international, les références trop visibles à Franco. Ainsi nulle banderole franquiste dans les meetings de Vox, même si le parti se refuse à condamner le régime du dictateur et rejette les politiques mémorielles revisitant cette période ou encore le transfert de la dépouille du caudillo. Et le parti travaille à se faire une place dans le noyau dur de l’extrême droite européenne. Des rencontres ont été organisées avec les chefs de l’AfD (Allemagne), du PVV (Pays-Bas) et bien sûr du Rassemblement national. Marine Le Pen a d’ailleurs été la première à féliciter Vox le soir de sa percée en Andalousie.
Gauche fracturée
L’émergence de Vox explique aussi la radicalisation de plus en plus perceptible de la droite traditionnelle espagnole, au plus bas dans les élections depuis les années 1990 – européennes (2014), municipales (2015), générales (2016). Fin décembre 2017, le PP a drainé moins de 5 % des suffrages au parlement de Catalogne. Son aile modérée fuit vers Ciudadanos, tandis que les plus radicaux courent vers Vox. Et c’est à ces derniers que Pablo Casado, qui a succédé à Mariano Rajoy a l’été 2018, a choisi de s’adresser. « Les militants de Vox ont mon respect parce que nous partageons beaucoup d’idées », a-t-il affirmé. Un virage à droite inopérant pour le moment : même s’il gouverne en Andalousie, le PP vient d’y réaliser le pire score de son histoire (21 %). Un communicant politique catalan, qui a travaillé pour les campagnes du PP, de Ciudadanos et de Vox, constate : « L’histoire montre que ce genre de stratégie profite toujours à l’extrême droite. Les électeurs préfèrent l’original à la copie. »
Ciudadanos, qui a aussi durci son discours, en particulier sur le nationalisme espagnol, en a cependant tiré profit : 25 % aux élections de Catalogne en 2017 (+ 7,5 %), 18 % en Andalousie en 2018 (+ 9 %). Il faut dire que ce parti, qui se dit toujours plutôt centriste, à gauche ou à droite selon les sujets, ne pêche pas dans les mêmes eaux électorales que l’extrême droite. Mais l’essor de Vox pourrait le gêner encore plus que le PP. Alors que son ascension rapide lui promettait il y a peu une accession prochaine au pouvoir, Ciudadanos se trouve aujourd’hui contraint par la question catalane de se positionner beaucoup plus à droite qu’il ne souhaite l’afficher. Sur une échelle de 1 (extrême gauche) à 10 (extrême droite), la formation est passée de 5,54 (mai 2014) à 7,04 (juillet 2018), selon le Centre de recherches sociologiques, qui mesure la perception des Espagnols. « Quand elle est apparue dans le panorama national, les électeurs la situaient au centre, faute d’avoir eu le temps de se faire une idée plus précise », explique à El Plural Pablo Simón, professeur de sciences politiques à l’université Carlos-III de Madrid.
Bien que les sondages espagnols ne soient pas des modèles de fiabilité, ils sont de plus en plus nombreux à indiquer que le scénario andalou (centre-droit et droite alliés à l’extrême droite pour gouverner) pourrait se répéter aux parlements de Valence et de Madrid, voire à l’échelle nationale. Une opportunité pour ressouder la gauche ? Elle ne semble pas en prendre le chemin. Podemos se fracture. Son numéro 2, Iñigo Errejón, vient de lâcher Pablo Iglesias pour se présenter sous un autre label dans la communauté autonome de Madrid. Et Ramon Espinar, secrétaire général de Podemos dans la Communauté de Madrid et chargé de trouver une solution de remplacement, s’en est aussi allé quelques jours plus tard. Et des conflits internes se manifestent dans d’autres régions : le parti subit les foudres de ceux qui lui reprochent de s’être trop « institutionnalisé » et d’avoir perdu le lien avec la base militante, née du mouvement des Indignés.
La vie n’est pas rose non plus chez les socialistes. Bien que président du gouvernement, Pedro Sánchez ne fait pas l’unanimité. Le PSOE est divisé sur la question catalane, car une partie de ses membres n’est pas favorable au dialogue avec les indépendantistes. Plusieurs barons du parti ont même rejoint les critiques de la droite concernant le médiateur. « Approuver un budget ne justifie pas des concessions qui remettent en question la Constitution, l’unité de l’Espagne, l’État de droit et la décence », a lancé Javier Lambán, président socialiste du gouvernement d’Aragon. Ces contestations ouvertes font écho à une crainte sous-jacente : que la défaite vécue l’an dernier en Andalousie se transforme en débâcle lors des scrutins de mai (européennes, régionales et municipales). Avec seulement 28 % des voix, un recul de 20 % en dix ans, le PSOE perd pour la première fois le gouvernement de la région depuis le retour de la démocratie en Espagne.
L’avenir électoral de l’Espagne reste donc très incertain. « Il dépendra de plusieurs facteurs, comme l’évolution du procès des indépendantistes catalans et le positionnement des partis de droite, prévient l’historien Carles Viñales. Vont-ils assumer le discours de Vox ou se mettre en travers de sa route ? Pour le moment, tout ce que l’on voit est qu’ils jouent à “qui est le plus patriote”. Et cela profite surtout à l’extrême droite. »