Gilets jaunes sous couvertures
Trois parutions regroupent des analyses de chercheurs pourtant peu enclins, habituellement, à commenter les mouvements sociaux à chaud.
dans l’hebdo N° 1540 Acheter ce numéro
Il fut un temps où les intellectuels ne rechignaient pas à s’engager. Ou, du moins, à réagir à des événements récents, surtout s’il s’agissait de mouvements sociaux, sans craindre même d’emboîter le pas ou, à l’inverse, de s’en prendre aux manifestants et aux personnes engagées dans un mouvement social.
Sans remonter à l’époque désormais lointaine de l’« intellectuel total » cher à Jean-Paul Sartre, qui prenait parti sur quasiment toutes les questions politiques et sociales du pays, chercheurs en sciences sociales ou publicistes à la plume alerte, un brin concernés par une protestation collective, se sentaient jadis légitimes pour s’exprimer et proposer leurs analyses. En particulier lorsque leur domaine de recherche recoupait les préoccupations des personnes mobilisées ou les questions soulevées, adhérant à la démarche de l’« intellectuel spécifique » théorisée par Michel Foucault. Pourtant, depuis les années 1990, sociologues, historiens, politistes ou économistes ont tendance à hésiter, voire à reculer, devant l’idée de prendre position publiquement, sans même parler d’un engagement politique et social en bonne et due forme.
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Le constat est peut-être moins tranché à droite, chez les intellectuels réactionnaires ou conservateurs qui, ayant davantage le vent en poupe, sont plus prompts à déverser leurs diatribes contre les minorités, à se proclamer en faveur de « l’ordre », ou comme récemment, de Luc Ferry à Pascal Bruckner, d’Alain Finkielkraut à Hélène Carrère d’Encausse, à appeler à réprimer militants syndicaux, manifestants anonymes, fauteurs de troubles et « casseurs », voire à inciter les policiers à faire usage de leur arme. Tandis qu’à gauche, le nombre des auteurs aux engagements fréquents a diminué, en dehors de quelques habitués des appels collectifs, pétitions ou tribunes. Pourtant, depuis près de trois mois, le mouvement des gilets jaunes suscite un grand nombre d’interventions de la part d’intellectuels de diverses disciplines.
Le caractère atypique, inclassable mais massif, de cette mobilisation populaire née soudainement a certainement été un moteur important de cette production d’analyses. Mais l’ampleur et la durée exceptionnelle du mouvement ont aussi conduit des chercheurs à proposer des « hypothèses », comme l’explique Sylvain Bourmeau, enseignant-chercheur et directeur du quotidien en ligne AOC, qui fait justement appel à des intellectuels (lire l’entretien ici). Comme il le rappelle, les journalistes, censés commenter et analyser l’actualité, _« aiment peu les hypothèses ». Mais la difficulté à saisir, surtout au début, les caractéristiques propres au mouvement et la composition sociologique de ses participants les ont, plus encore que d’habitude, poussés à se tourner vers des sociologues, des historiens ou des géographes.
Durant les premiers jours de la mobilisation, quelques chercheurs ont parfois décliné les invitations des médias, dont celles de Politis, craignant de se prononcer trop tôt et de plaquer sur la situation des schémas qui risquaient fort d’être inopérants, arguant du fait qu’ils manquaient du recul nécessaire et surtout d’enquêtes précises. Pourtant, assez rapidement, « ces réserves ont sauté, car le mouvement a pris une telle ampleur qu’il devenait presque gênant pour un chercheur de ne pas s’exprimer ; c’est d’ailleurs presque devenu un problème d’amour-propre scientifique ! », sourit Arnaud Mercier, sociologue des médias à l’Institut français de presse (Paris-II) et président honoraire du site de débats d’idées The Conversation. Même si, reconnaît-il, à la question de savoir si les sciences humaines et sociales peuvent ainsi travailler à chaud, sur un mouvement en cours, il y a autant de réponses potentielles que de chercheurs : « Cela dépend de l’éthique de chacun. »
Majoritairement sollicitées par des journalistes, les interventions de chercheurs sur les gilets jaunes ont été, à ce jour, regroupées dans trois volumes collectifs parus ces dernières semaines (1). Chacun traduit une méthode et des objectifs spécifiques, parfois fort divers. Cependant, souligne Arnaud Mercier, « alors que, d’habitude, on retient une fracturation des analyses entre différents courants théoriques ou politiques, en fonction des disciplines aussi, on constate une grande cohérence dans les analyses quant à la spécificité du mouvement des gilets jaunes ». Et le sociologue de lister les caractéristiques suivantes : atypicité du mouvement par son inorganisation et son refus de médiations via des représentants ou des leaders, permanence de la défiance par rapport au politique, défiance encore plus vive vis-à-vis des médias… Les caractères inhabituels de cette mobilisation populaire rendent cependant difficile de tirer des conclusions sinon définitives, à tout le moins convergentes, sur une telle contestation sociale.
Alors que l’ouvrage dirigé par Patrick Farbiaz rassemble surtout les « textes et documents » relatifs aux gilets jaunes, les deux autres réunissent les analyses d’auteurs ou de chercheurs en sciences sociales, souvent de premier plan. On y croisera ainsi Étienne Balibar, Jacques Rancière, Pierre Rosanvallon, Bruno Latour, Michèle Riot-Sarcey, Sophie Wahnich, Thomas Piketty ou Michelle Zancarini-Fournel. Mais, face à ce mouvement encore fort peu cerné, alors que le Cahier #1 du site AOC esquisse, non sans une certaine modestie, des « hypothèses », on ne peut qu’être un peu gêné devant l’entreprise du volume édité au Seuil, qui, d’emblée, invite son lecteur à « comprendre » cette « révolte inédite ». Mieux, Joseph Confavreux, dès son introduction, avance avec certitude : « De cette histoire en cours, il est possible de dessiner certains contours sans les figer. » Sans les figer ? Ouf…
Pourtant, l’un des plus prestigieux contributeurs de l’ouvrage, Pierre Rosanvallon, professeur de sociologie au Collège de France, directeur de la collection « La République des idées » (Seuil), ancien dirigeant de la CFDT des années 1970, alors à son tournant « réformiste », apparaît moins enclin à dessiner – de surplomb – les « contours » de la mobilisation : « La révolte des gilets jaunes nous invite, et nous oblige, à considérer l’état de la société avec un œil neuf. L’explosion de colères à laquelle nous avons assisté a fait remonter à la surface ce qui a longtemps été subi en silence. »
On ne peut que saluer une telle prise de conscience quant à l’explosion des inégalités, régulièrement documentée pourtant par de nombreux économistes, au premier rang desquels les « économistes atterrés » ou ceux du conseil scientifique d’Attac (comme ceux que l’on retrouve chaque semaine dans notre rubrique « À contre-courant »). Il est vrai qu’après des années de soutien, sinon d’engouement (notamment au sein de la Fondation Saint-Simon, dont il fut l’un des principaux dirigeants), pour les « réformes » néolibérales tendant à réduire comme peau de chagrin la protection sociale française héritée du Conseil national de la Résistance, Pierre Rosanvallon ne cesse plus de s’interroger dans ses livres, en particulier le plus récent, Notre Histoire intellectuelle et politique, 1968-2018 (Seuil, 2018), sur leurs conséquences délétères et la fragilisation des catégories sociales défavorisées au sein de nos sociétés (2).
Car, au-delà des tentatives d’analyses savantes, ou sachantes, ce mouvement échappe aux affiliations politiques classiques en termes de programme et de représentativité. « Cela désactive les réflexes des chercheurs, notamment du fait du quasi-mystère sur la sociologie exacte du mouvement », prévient François Cusset, historien des idées et enseignant à l’université Paris-X Nanterre. « Même s’il s’agit d’un travail à chaud, on a besoin de tous les savoirs portés par les sciences sociales de façon empirique, quand bien même s’exerce une sorte de sociologie sauvage du mouvement, certes parfois avec moins de rigueur statistique et moins de recul, mais qui œuvre en immersion. » Et de saluer le fait que les meilleurs papiers sur la mobilisation ont été écrits à chaud, car « il est essentiel, dans ces circonstances, d’avoir des études de terrain », insiste François Cusset (3).
Or, pour l’historien, le problème des sciences humaines et sociales est d’abord de « régler la molette », en étant « ni trop près ni trop loin » de son objet, puisque la « nouveauté radicale de ce mouvement a fait voler en éclats les schémas ou les cadres systémiques habituels ». Sans tomber dans le registre des simples opinions.
À côté de la grande quantité de contributions de sociologues, d’historiens et de géographes, les économistes et les romanciers sont parmi les moins nombreux des intellectuels à s’être risqués à proposer des esquisses d’analyse du mouvement des gilets jaunes. Peut-être une autre nouvelle différence avec les décennies précédentes. Cependant, il est à noter le court texte (de fiction) de l’écrivain Éric Chauvier, qui termine le Cahier #1 d’AOC. Où l’on peut peut-être faire sienne une autre hypothèse : la littérature serait-elle capable de mieux saisir les mouvements sociaux, voire l’air du temps ? Le romancier conclut ainsi la micronouvelle qu’il a livrée à la revue : « Au rond-point sud, qui était destiné à absorber les flux automobiles du centre commercial, un brasero était allumé. Une vingtaine de personnes était assise autour. […] À vrai dire, ce n’était plus un rond-point mais une sorte d’espace domestique où chacun semblait, pour ainsi dire, habiter »…
(1) Cahier #1, AOC « Gilets jaunes : hypothèses sur un mouvement », La Découverte, 216 pages, 12 euros.
Le fond de l’air est jaune. Comprendre une révolte inédite, Joseph Confavreux (dir.), Seuil, 224 pages, 14,50 euros.
Les Gilets jaunes. Documents et textes, Patrick Farbiaz (dir.), éd. du Croquant, 180 pages, 12 euros.
(2) Lire notre portrait de Pierre Rosanvallon dans Politis_ n° 1518 (13 septembre 2018).
(3) Politis a publié un texte de François Cusset sur les gilets jaunes dans son numéro 1532 (20 décembre 2018).