Grand débat : « Le questionnaire en ligne relève de la manipulation »

Dans les réunions publiques, les revendications sortent souvent des cases définies par la macronie. La parole des citoyens est libérée, mais l’oreille du gouvernement semble rester sourde.

Agathe Mercante  • 6 février 2019 abonné·es
Grand débat : « Le questionnaire en ligne relève de la manipulation »
© Le Premier ministre Édouard Philippe et la secrétaire d’État à l’Écologie Emmanuelle Wargon lors d’une « assemblée citoyenne », le 31 janvier à Lenax (Allier). Thierry Zoccolan/AFP

La petite centaine de personnes qui ont bravé le froid ce 25 janvier à Sartrouville (Yvelines) pour venir échanger avec la députée du cru, Yaël Braun-Pivet, comptent bien parler transition écologique, fiscalité et dépenses publiques, démocratie et citoyenneté, organisation de l’État et des services publics, soit les quatre thèmes imposés par le gouvernement pour son « grand débat ». Mais leur liste de questions est beaucoup plus longue.

« Les abeilles meurent par milliers », s’émeut l’un des premiers Sartrouvillois à prendre le micro. Inquiet, il demande à Yaël Braun-Pivet, présidente de la commission des lois à l’Assemblée et cheville ouvrière de LREM, ce qui est prévu pour endiguer ce phénomène. Plus tard, la discussion s’orientera vers les pesticides et l’agriculture paysanne. Sur ce sujet, la députée n’en mène pas large : comme beaucoup de ses collègues, elle n’était pas présente lors du rejet de l’amendement visant l’interdiction du glyphosate sous trois ans, et elle n’a pipé mot lorsque, la veille, Emmanuel Macron en visite à l’une des réunions du grand débat à Bourg-de-Péage, a assuré : « On n’y arrivera pas. »

La transition écologique est pourtant l’une des principales préoccupations des participants. De son enseignement aux enfants, « souvent moteurs auprès de leurs parents », aux semences paysannes en passant par l’état général de la planète – « vous voyez la poubelle écologique sur laquelle nous vivons ? » s’indigne un participant. Des interrogations bien loin des digues édifiées par le gouvernement, qui souhaitait demander aux Français à quel usage ils voulaient destiner les taxes sur la transition écologique. « À de l’investissement sur le climat », « à aider la transition », « à baisser les impôts » ?, demandait même – faussement naïf – le questionnaire en ligne.

Déclencheur du mouvement des gilets jaunes, la question fiscale reste la préoccupation majeure des débatteurs. Ce 25 janvier à Sartrouville, tous approuvent un impôt sur le revenu « dès le premier euro gagné », mais insistent sur la nécessité de taxer les grandes entreprises, que le gouvernement a pris soin de cacher sous la table. « On donne aux entreprises sans aucun contrôle », dénonce une femme. Une cheffe d’entreprise s’empare du micro : « Je ne comprends pas pourquoi l’État donne aux grandes entreprises et pas aux PME innovantes ! » Mesure symbolique, c’est le CICE (qui a coûté 20 milliards d’euros à l’État en 2018 et dont la moitié a été reversée à de grands groupes) qui est le plus critiqué. « Moi je travaille dans une entreprise du CAC 40, intervient une autre femme, et je peux vous dire que, chez moi, il existe des équipes embauchées juste pour monter de faux dossiers et bénéficier des aides publiques. » Des cadeaux publics d’autant plus incompréhensibles qu’aucun des participants n’a le sentiment d’en bénéficier. « On verse des dizaines et des dizaines de millions d’euros à des entreprises qui nous paient à peine le Smic et ensuite on apprend, dans la bouche d’Emmanuel Macron, qu’on déconne avec », se désole un jeune homme.

Huées

Dans la salle, l’impression dominante est que le gouvernement ne répond pas à ces souffrances. Et c’est au moment où ce jeune homme rend le micro que le Premier ministre passe une tête et vient s’asseoir auprès de sa députée. Car Édouard Philippe, imitant Emmanuel Macron la veille dans la Drôme, s’invite au débat – depuis, il est allé à Juvisy-sur-Orge (Essonne) et à Lenax (Allier)… À Sartrouville, il est accueilli par des huées. Moins téméraire que le Président, il ne répond pas aux questions au fur et à mesure, mais s’arroge une intervention en fin de réunion, qui lui permet d’éluder les sujets fâcheux. À commencer par celui des services publics. Les participants s’interrogent : où va l’argent censé les financer ? « On paie nos impôts et les services publics ne suivent pas », s’agace une Sartrouvilloise. Car là où le gouvernement voudrait en supprimer, orientant les questions sur le trop-plein de fonctionnaires, leur coût et les distances que les Français sont prêts à parcourir pour y avoir accès, les Sartrouvillois leur renouvellent leur attachement. « Mon mari est très malade, il a passé sept mois à l’hôpital, raconte l’une d’entre eux. Si on avait été aux États-Unis, on aurait vendu la maison pour payer les soins. »

Une fois le Premier ministre installé, le débat vire aux doléances. « Pourquoi faut-il attendre les gilets jaunes pour qu’on se soucie de nos problèmes ? » interroge un participant. À cette question, le Premier ministre n’a – ô surprise – pas répondu. De quoi mettre en doute la sincérité des membres du gouvernement qui, sous couvert d’écouter les échanges, se livrent en fait, par leur présence, à une opération de communication. Un enfumage qui brouille l’objectif affiché : permettre aux Français de débattre.

Pourtant, le 31 janvier, Hassan Ben M’Barek déplore qu’aucun ministre ne soit venu à son débat. Dans ce local de Gennevilliers, l’ambiance est tout autre pour cette réunion du collectif Banlieue Respect. Une vingtaine de personnes, majoritairement des jeunes, sont venues débattre. « La jeunesse et les banlieues sont les deux angles morts du grand débat, indique en préambule Hassan Ben M’Barek, militant associatif et sympathisant de droite. Montrons-leur le contraire. » Le fil des discussions révélera que bien d’autres angles morts sont à déplorer : transports, retraites, éducation, culture… et surtout : l’emploi et le logement. « J’en ai marre des beaux discours. Quand je dois aller travailler aux aurores pour gagner 1 000 euros alors qu’[Emmanuel Macron] mange du caviar du matin au soir, ça ne me donne pas envie de me lever », explique Bilel.

Dans cette banlieue des Hauts-de-Seine, du travail, il y en a pourtant – un port sur la Seine et une importante zone commerciale –, mais pas pour ses habitants. « Comment se fait-il que, pour trouver un job à Gennevilliers, je doive prendre le train pour Paris et aller dans une agence d’intérim à Saint-Lazare ? », s’interroge Moussa. D’autres difficultés et soucis du quotidien sont abordés, maillons de la chaîne qui fait que certains vivent « dans la misère ». « Les immeubles sont dans un état lamentable, il y a des excréments dans les parties communes, dans les ascenseurs que nos mères empruntent tous les jours », poursuit le jeune homme. Un autre déplore que les services publics ne leur soient pas accessibles et s’énerve : « Les facteurs ne viennent pas jusqu’à nous, je peux passer une semaine sans avoir de courrier. »

Sans réponse

Comment défendre les services publics ou aborder des questions de fiscalité quand on gagne à peine de quoi vivre ? L’assemblée se pose la question de rejoindre le mouvement des gilets jaunes pour réussir à se faire entendre. « Nous sommes la classe pauvre, les gilets jaunes sont mobilisés parce qu’ils ne veulent pas devenir comme nous », théorise l’un des participants. En bout de table, une mère venue avec ses trois enfants, des préadolescentes qui écoutent avec attention, prend la parole. « Le gouvernement a de la chance que les jeunes ne se mettent pas en colère. Vu l’attention qu’il leur porte, il pourrait bien y avoir de nouvelles émeutes », prédit-elle sous les applaudissements. N’importe quel événement, assurent les participants, pourrait transformer la colère en révolte.

Au terme de la réunion, Hassan Ben M’Barek promet de rédiger un compte rendu et de le faire parvenir au préfet. Mais les demandes exprimées n’entrent dans aucune des cases, et le militant n’est pas sûr, en ces circonstances, que le gouvernement soit prêt à les écouter.

Car le site Internet du « grand débat » regorge de pièges (officiellement, « des bugs ») pour les organisateurs de réunions publiques. « Nous avions prévu d’envoyer un compte rendu sur le site granddebat.fr, explique Alexandre Lamiaud, qui a tenu une réunion d’initiative locale le 24 janvier à Perpignan. Mais, après avoir chargé le document en PDF sur le site, j’ai vu qu’il avait disparu, et aucun des autres comptes rendus n’était accessible ». Comme bien d’autres participants à des réunions en France, les Perpignanais avaient accepté de respecter les thèmes dictés par le gouvernement, mais n’avaient fermé la porte à aucune proposition, s’émancipant donc de l’obtus questionnaire du site.

Entre autres demandes, les débatteurs préconisaient « une augmentation substantielle et immédiate du pouvoir d’achat », l’instauration du référendum d’initiative citoyenne, la prise en compte du vote blanc ou encore un moratoire sur la dette française. « Notre dernière réunion a rejeté l’orientation clairement idéologique des fiches thématiques. Or, ne pouvant rendre publique notre synthèse [puisque les documents chargés n’apparaissaient pas], devoir repasser par [le questionnaire en ligne] relève de la tentative de manipulation », a expliqué Alexandre Lamiaud dans un e-mail adressé aux services du site du grand débat. Message resté sans réponse…

La publication de ces contenus était pourtant une promesse, comme l’expliquait le 30 janvier sur France Inter Sébastien Lecornu, ministre chargé des Collectivités territoriales et coordinateur du grand débat.

Sur les 500 000 contributions annoncées, 200 000 sortent des clous : rétablissement de l’ISF, accent mis sur l’accès à l’emploi, dette, investissements massifs dans l’écologie… La palette est aussi vaste que le gouvernement est sourd. « Le quinquennat ne fait que commencer », temporise Lecornu. En clair : on verra plus tard pour le reste.

Cette opacité accrédite les accusations de Chantal Jouanno, présidente de la Commission nationale du débat public, éjectée de l’organisation du grand débat parce qu’elle insistait sur le respect des règles de base : « Le principe d’un débat public, ce n’est pas de poser des questions aux Français, ce sont les Français qui vous posent des questions, eux qui s’expriment, eux qui disent ce qui leur tient à cœur. » Mais au gouvernement, qui s’en soucie ? Selon un sondage Harris Interactive paru le 1er février, les cotes du Premier ministre (32 %) et du Président (35 %) sont en hausse. Visiblement, ça leur suffit.

Société
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