La Catalogne sur des charbons ardents
Alors que le dialogue avec Madrid est bloqué, la société civile tente de passer outre les divisions des partis pour rester mobilisée.
dans l’hebdo N° 1540 Acheter ce numéro
En cette nuit d’hiver, de la buée s’échappe des lèvres de Joan. Grésillements dans son mégaphone. « Bona nit, Rull ! Bona nit, Turull ! Bona nit, Oriol ! » Sur les hauteurs de la prison de Lledoners, au nord de Barcelone, cet étudiant de 23 ans souhaite « bonne nuit » aux leaders indépendantistes qui sont derrière les murs. À ses côtés, des dizaines de personnes écoutent religieusement. Depuis l’arrivée des prisonniers à Lledoners, l’été dernier, Joan a passé ses 211 soirées ici. « C’est une démonstration d’affection. Peu importe ce que j’ai à faire, ma priorité est de venir ici. » Sa détermination résume celle d’une partie de la société catalane.
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Aujourd’hui, les alentours de la prison sont calmes. Les indépendantistes ont été transférés à Madrid, où vient de débuter leur procès. L’ex-présidente du parlement catalan, Carme Forcadell, le leader de la gauche républicaine, Oriol Junqueras, et le président de l’association Òmnium, Jordi Cuixart, sont parmi les douze accusés. Jugés pour l’organisation du référendum sur l’indépendance le 1er octobre 2017, ils risquent entre 7 et 25 ans de prison pour des délits de rébellion, malversation et désobéissance.
La solidarité contre ces emprisonnements unit les partis indépendantistes. Mais, dans le quotidien de la vie politique, leurs divisions sont redevenues manifestes. Comment pourrait-il en être autrement, vu leur pluralité idéologique – de la droite libérale à la gauche anticapitaliste. Il n’y aura pas de candidature unitaire aux municipales de Barcelone, en mai. Ni aux européennes.
L’actuel président catalan, Quim Torra, peine toujours à tracer sa feuille de route. Le dialogue avec l’Espagne n’avance guère : Barcelone demande des gestes envers ses prisonniers et un référendum d’autodétermination, ce que Madrid refuse. Tout le monde semble dans l’attente du procès. Les électeurs sont perdus. S’impatientent. « J’étais à fond derrière eux. Mais plus le temps passe, plus je perds mes illusions », nous dit Jaime. Comme d’autres, cet étudiant en sciences politiques a l’impression que les partis ont été débordés par une cause qu’ils ne maîtrisaient pas. « Ils ont choisi de devenir indépendantistes, ont fait voter les gens. Maintenant il faut assumer, jusqu’au bout ! », postule un sympathisant de la CUP (gauche anticapitaliste).
Dans la rue, l’apaisement des dernières semaines promet d’être rompu lors du procès. Des dates de mobilisation sont fixées – 16 février à Barcelone, 16 mars à Madrid. Des militants s’interrogent sur la stratégie à suivre : à force de ne rien obtenir, faut-il intensifier la pression ? Question délicate, car les Catalans font du pacifisme leur meilleure arme. En octobre, des indépendantistes qui tentaient d’entrer dans le Parlement en ont trouvé d’autres sur leur chemin. « Nous sommes des gens de paix ! » répliquaient-ils. La même scène s’est répétée à d’autres reprises. Un membre d’Arran, petit parti de jeunes de gauche radicale, nous raconte son admiration pour les gilets jaunes français : « Ils bloquent, insistent et obtiennent des résultats. On s’y met quand ? »
Parallèlement, organisations et élus travaillent à internationaliser la cause, espérant que le salut viendra de l’extérieur. Des actions sont organisées dans différentes villes d’Europe « pour dénoncer la répression et revendiquer notre droit à l’autodétermination ». Depuis la prison, Junqueras s’est lancé dans la course aux européennes et mène la liste « Ahora Repúblicas ». Jusqu’à présent, l’Union européenne n’a rien accordé aux indépendantistes.
En face, les unionistes ne désarment pas non plus. Chaque nuit, des groupes s’en vont retirer les symboles indépendantistes accrochés dans la rue. Au droit à l’autodétermination ils opposent la Constitution espagnole et l’indivisibilité du pays. « Le gouvernement catalan ne parle qu’à la moitié de sa population. Ce n’est pas comme ça qu’il nous convaincra », dit Sancho, un Barcelonais qui se définit comme « espagnol ET catalan ».
Le sujet est au centre de l’attention politique espagnole. Le gouvernement a besoin des souverainistes catalans pour faire voter son budget, sans pouvoir leur accorder trop de concessions. Le procès se tient en même temps que la campagne des prochaines élections municipales, régionales et européennes. La droite surfe sur la vague anti-indépendantiste, espère que ceux qu’elle appelle « putschistes » seront condamnés. Elle y a gagné électoralement, à l’image du basculement de l’Andalousie à droite (Parti populaire et Ciudadanos) grâce au soutien de l’extrême droite Vox. Difficile, donc, d’imaginer qu’elle travaille à faire baisser ce climat de tension. Bien au contraire.