La géohistoire pour recadrer l’Europe

Le continent européen est le seul à s’être nommé lui-même, en même temps qu’il a imposé aux autres son découpage du monde. Pourtant, son unité interne et sa spécificité historique peuvent être relativisées.

Vincent Capdepuy  • 6 février 2019 abonné·es
La géohistoire pour recadrer l’Europe
© photo : L’Afrique est devenue le cadre du panafricanisme anticolonial sans que cela remette en question le découpage européen.Catherine. crédit : Leblanc/Godong/Leemage/AFP

Qu’est-ce que l’Europe ? À cette question, Paul Valéry avait répondu : « petit cap du continent asiatique ». D’une boutade, il remettait ainsi la puissance européenne à sa place. Du moins remettait-il en question ce qui semblait évident, voire naturel, en tout cas appris car ânonné en classe : « L’Europe est un continent. » Un des enjeux de la géohistoire – qui mixe l’histoire et la géographie – est précisément là : interroger des découpages géographiques a priori acquis et indiscutables car calqués à même la Terre, et qui s’avèrent en fait imaginés. On sait bien, grâce aux travaux de Martin W. Lewis et Kären Wigen, et à ceux de Christian Grataloup, que les continents sont des mythes. Cette manière de découper et de nommer l’espace terrestre a une longue histoire. Il s’agit d’un bricolage médiéval forgé à partir d’un schéma spatial des cosmographes grecs et d’un mythe biblique, puis adapté pour pouvoir s’appliquer à l’ensemble des terres découvertes par les Européens de la fin du XVe jusqu’au XIXe siècle. Aux trois parties de l’« Ancien Monde », l’Europe, l’Asie et l’Afrique, s’ajoutèrent l’Amérique, l’Océanie et l’Antarctique. L’ensemble du globe se trouvait ainsi pris dans un maillage inventé par les géographes européens et imposé au reste du monde.

Insidieuse poussière ouvrière

« Je suis né entre l’amiante de Casale et l’acier de Piombino. » Ainsi débute Amianto, le livre majeur d’Alberto Prunetti, paru en 2013. Le journaliste à Il Manifesto y raconte l’histoire de son père, ouvrier soudeur et « nomade industriel » depuis l’âge de 14 ans. Dans les raffineries et aciéries italiennes des années 1970, on protège les ouvriers des risques d’éclats de métaux brûlants et d’explosion des citernes de pétrole par des bâches d’amiante. Aucun danger, assurent les patrons. Mais Renato succombe pourtant à 59 ans des suites de dégâts pulmonaires provoqués par « la poussière qui se soulève ». On chemine dans ce livre entre l’intimité familiale et le réalisme social, celui du lourd quotidien fait de dangers, les pires étant ceux qui sont tus, niés, de la fatalité de la mort lente au combat familial pour la réparation. Une pièce de plus au dossier du scandale de l’amiante.

_Amianto. Une histoire ouvrière__,_ Alberto Prunetti, traduit de l’italien par Serge Quadruppani, Agone, sortie le 15 février.

Connaître cette histoire n’implique pas nécessairement d’abandonner cette géographie. Nous avons besoin d’une grille commune pour nommer l’espace global, s’y repérer. Mais cela nous invite à relativiser ce schéma, à ne pas le naturaliser en oubliant qu’il est foncièrement culturel. Si l’Europe est la plus petite partie du monde, ce n’est pas totalement un hasard. De ces grandes régions du globe, c’est la seule qui se soit nommée elle-même, par un processus de territorialisation qui s’est développé au tournant du XVe et du XVIe siècle.

L’invention de l’Europe, en lieu et place de la chrétienté latine, est aussi marquée par l’apparition de la notion d’« Européens » sous la plume de Pie II en 1458. Ceci impliquait deux choses : d’une part, minimiser les différences entre les peuples européens ; d’autre part, prendre conscience d’une identité européenne dans la confrontation aux autres. Ce processus n’est ni acquis ni définitif. Il peut n’être qu’un moment. L’Europe peut tout autant se fragmenter, se recomposer ou se dissoudre.

Mais les autres parties du monde n’obéissent pas à la même logique. L’Asie, l’Afrique, l’Amérique et l’Océanie sont des espaces hétéronymes : c’est l’Europe qui leur a imposé leurs limites et leurs noms, processus au demeurant bien connu à l’échelle des États issus de la colonisation. De ce point de vue, il est étonnant de constater comment ces espaces continentaux ont pu devenir les supports de certaines idéologies politiques. L’Afrique est ainsi devenue le cadre d’un panafricanisme anticolonial, mais sans que cela remette en question le découpage européen. Pourtant, il n’y a rien d’évident à considérer l’Afrique comme une unité géohistorique. Le panafricanisme se définit-il par des critères géographiques ou raciaux ? Et puis, au-delà des terres continentales, que fait-on des îles ? Certains verraient bien La Réunion et Maurice en Afrique. Pourtant, cette dernière semble plus proche de l’Inde, et spontanément les élèves réunionnais placent leur île en Europe, du fait de son intégration dans l’Union européenne.

Certes, il y a bien des configurations géomorphologiques sur lesquelles se sont appuyés les découpeurs d’espace, mais cela reste très relatif. L’Oural ne sépare rien et le Nil fut longtemps la limite entre Afrique et Asie, et non la mer Rouge. Au demeurant, l’Europe, l’Afrique et l’Asie, jusqu’au XIXe siècle, étaient pensées comme trois parties d’un même continent, qui, étonnamment, ne fut jamais nommé. Plusieurs propositions ont été faites ; j’avais proposé notamment le nom d’Eufrasie (repris depuis par Christian Grataloup), peut-être le plus simple. Les géohistoriens ne peuvent rien imposer, juste suggérer et appeler à relativiser certains clivages dont la nature est mal comprise et qui seraient mal utilisés par des politiciens en mal de murs.

Vincent Capdepuy Géohistorien, enseignant, auteur de 50 histoires de mondialisations, Alma, 2018.

Idées
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