La grande distribution ne fait plus recette
Hypermarchés déficitaires, transformation des modes de consommation, révolution numérique : la grande distribution se trouve à un tournant historique et c’est la société de consommation qui se voit remise en question. Au point que cette puissante industrie fait désormais face à une menace nouvelle : les alternatives citoyennes.
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C’est la fin d’une époque, un basculement historique. Casino a été le premier à esquisser le mouvement, en vendant des mètres carrés de surface pour décroître en douceur, à contre-pied d’une course au gigantisme qui redessine le paysage français depuis quarante ans. Les mastodontes ont suivi, bon gré mal gré, depuis deux ou trois ans. Carrefour a tranché dans le vif sans ménagement en 2018 en supprimant 7 500 emplois (1). « L’ogre Leclerc vacille », frémissaient Les Échos en octobre, alors que le fragile leader du marché se fait grignoter ses plates-bandes par sa concurrence.
« Nous sommes dans une période de révolution radicale, résume Philippe Moati, économiste et cofondateur de l’Observatoire société et consommation (Obsoco). La mort vient lentement, on ne la voit pas arriver, mais il commence à faire très chaud chez les dirigeants de la grande distribution. Ils sont en panique. » Un constat est en effet partagé : les hypermarchés n’ont plus la cote. La tendance est au drive, au manger local et aux réseaux de producteurs. Et les profits de la grande distribution diminuent, ce qui fait craindre aux enseignes une remise en cause profonde de leur modèle. Carrefour a vu ses bénéfices fondre de 25 % en 2017, ce qui a conduit son nouveau patron, Alexandre Bompard, à briser le tabou : oui, les grandes surfaces s’essoufflent. L’époque où les enseignes conservaient les magasins déficitaires pour gagner du volume et négocier au plus serré avec leurs fournisseurs est révolue.
Les difficultés des hypermarchés traduisent une évolution des habitudes de consommation qui reste ténue en termes de chiffres de vente (2) mais devient spectaculaire dans les études d’opinion : 14 % des Français auraient fait le choix de la « frugalité », estime le Crédoc, et la part de ceux ayant réalisé des économies en réduisant leur consommation a doublé en trois ans, pour atteindre 53 %. « L’idée même de commerce commence à être discutée, souligne Philippe Moati. La grande distribution, qui nous vient du monde d’hier, est forcée de se réinventer. Et avec elle le vieux capitalisme, quand il fallait produire en masse pour consommer en masse. Les comportements sont aujourd’hui individualisés, les marchés sont fragmentés en différents créneaux. »
Cette évolution a un fort impact sur la stratégie des enseignes. Puisque l’heure, depuis quelques années, est au manger local, au bon et au bio, la grande distribution s’y engouffre avec gourmandise et enregistre une croissance importante sur les produits des PME locales. Outre un intérêt en termes de marketing, les enseignes réalisent plus de marge sur ces produits qu’avec les grandes marques, qui négocient au plus serré car elles se savent indispensables en raison de leur renommée. Par ailleurs, le prix des produits locaux peut varier sans que le consommateur en ait conscience. Dans le jargon du métier, on dit que « l’image prix » d’une bouteille de Coca-Cola est connue du consommateur, mais pas celle du saucisson de producteur. « Ça permet de noyer un peu le poisson et de faire des marges supplémentaires sur des produits haut de gamme pour rééquilibrer les finances », décrypte un commercial.
Le modèle qui se dessine rompt donc avec une logique de marges faibles sur des quantités gargantuesques… pour viser des marges gargantuesques sur des quantités plus faibles. Est-ce pour autant la mort de la grande distribution ? Benoît Merlaud, rédacteur en chef adjoint du magazine Linéaires, spécialiste du secteur, perçoit certes « un virage historique, mais qui correspond plutôt à un changement d’échelle, à un ajustement ».
La tendance ne doit pas non plus occulter le fait que les hypermarchés sont encore fréquentés par 94 % des Français (source Obsoco), qui y dépensent près de la moitié de leur budget de grande consommation (Insee). Les enseignes ne seront donc pas rayées de la carte, d’autant qu’elles tentent depuis plusieurs années de se refaire une santé grâce à une constellation de supérettes de proximité, à même de préserver leur omnipotence sur la distribution alimentaire. « Elles ont senti le vent tourner et fortement investi, estime le commercial que nous avons interrogé. Avec la dématérialisation, elles sont les seules à avoir la capacité de se développer partout sur le territoire. »
Le mouvement de concentration, au rythme des partenariats, s’est d’ailleurs poursuivi pour faire émerger des centrales d’achat toujours plus importantes, en vue notamment de concurrencer Amazon, qui embrasse le globe. Système U et Carrefour viennent par exemple de conclure un accord pour « dealer » ensemble l’équivalent de 110 milliards d’euros de vente avec 70 grandes marques internationales.
Le gigantisme demeure donc de mise à l’échelon des achats, et un groupe comme Carrefour, avec ses 12 300 magasins dans le monde, devrait continuer, un certain temps au moins, d’imposer ses vues aux petits producteurs. « Les négociations se passent très mal dans l’agriculture biologique, alerte Laurent Pinatel, porte-parole de la Confédération paysanne. C’est sur les produits les plus sains que les enseignes font le plus de marge. » Et l’affaire est juteuse. En 2018, Leclerc et Carrefour enregistrent une hausse de leurs ventes de bio de 20 %.
La loi continue de se montrer inefficace pour protéger les consommateurs et les producteurs. Depuis le 1er février, la grande distribution a l’obligation de réaliser au moins 10 % de marge (seuil au-dessous duquel on parle de revente à perte) et ses promotions sont plus sévèrement encadrées. Un moyen théorique d’endiguer la guerre des prix qui pressure les producteurs. Mais cette mesure pourrait avoir l’effet inverse, prévient Laurent Pinatel, si la grande distribution venait à exiger des producteurs des ristournes supplémentaires pour faire face à cette nouvelle donne sans augmenter leurs prix en caisse. « Le problème, c’est que la loi ne contraint pas à protéger le prix payé aux producteurs », soupire le syndicaliste paysan.
Néanmoins, une précaution nouvelle flotte dans l’air. Beaucoup de producteurs se gardent aujourd’hui de trop grossir, car cela engendre des coûts de fonctionnement et des besoins en trésorerie plus importants, qui les rendent dépendants de la grande distribution. Les circuits courts et les modèles alternatifs leur offrent au contraire des marges plus intéressantes. Chez les producteurs aussi, la taille critique n’est donc plus le gigantisme. Small is (really) beautiful !
Ce changement de mentalité a infusé jusque chez Les Républicains, où on s’inquiète du sort des petits commerçants de centre-ville subissant la concurrence des centres commerciaux gigantesques. Guillaume Peltier, député LR du Loir-et-Cher, réclame un moratoire sur les extensions des zones commerciales. Et le maire LR de Cannes, David Lisnard, s’attaque sans relâche à la « folie dangereuse », « démesurée et archaïque » d’un projet de mégapôle commercial, « Open Sky », qui se retrouve également, c’est une première, attaqué par ses concurrents (3).
La distribution n’est donc qu’à l’aube d’une remise en cause qui sera profonde. La révolution numérique est notamment en train de faire sortir de terre des expériences de supermarchés sans caisse – des caméras détectent vos achats et identifient votre visage pour procéder au paiement –, d’entrepôts partiellement automatisés, d’écrans tactiles remplaçant les rayons et de paiements sur smartphone. Amazon est aux avant-postes, avec la ferme intention de s’inviter sur le marché alimentaire comme elle l’a fait pour le non-alimentaire. Hors champ se dessine une autre révolution, citoyenne et coopérative, qui s’empare de la distribution alimentaire comme d’un nouveau terrain de résistance et d’expérimentation.
(1) 1 800 chez Dia, 600 dans les hypers déficitaires passés aux mains de locataires-gérants, et 4 900 départs volontaires en France, en Belgique et en Argentine
(2) – 0,8 % de ventes pour les produits du quotidien en 2018, source : IRI.
(3) Altarea Cogedim, numéro 3 de l’immobilier commercial, intentait en 2017 un recours en justice, aujourd’hui épuisé, contre le projet.