L’air de la démocratie est pollué
Ivan Illitch et André Gorz pensaient qu’un éco-fascisme pourrait surgir d’une techno-bureaucratie verte. Aujourd’hui, c’est plutôt le déni écologique qui nourrit des pensées et des systèmes autoritaires et fascisants.
dans l’hebdo N° 1540 Acheter ce numéro
La destruction et le pillage des fondements naturels des sociétés s’accélèrent alors que le capitalisme et son monde rencontrent une contrainte externe, non négociable et irréversible. Le chaos climatique en est une des manifestations majeures. Les postures virilistes du déni et celles de la toute-puissance technique – le « système mâle » selon l’écoféministe Françoise d’Eaubonne (1) – n’y changeront rien. André Gorz et Ivan Illich, il y a cinquante ans, avaient anticipé cette situation. Ils la pensaient lourde de menaces écofascistes, d’une tentative de management autoritaire de la Terre et des humains par une bureaucratie « éclairée ».
Ivan Illich, après la publication du rapport Meadows en 1972, s’est alarmé des risques d’une administration des seuils et des limites écologiques par des ingénieurs et des économistes planifiant un mode de vie optimal : « En incitant la population à accepter une limitation de la production industrielle sans mettre en question la structure de base de la société industrielle, on donnerait obligatoirement plus de pouvoir aux bureaucrates qui optimisent la croissance, et on en deviendrait soi-même l’otage (2). » Et André Gorz d’ajouter : « L’écologie, à la différence de l’écologisme, n’implique donc pas le rejet des solutions autoritaires, technofascistes (3). »
Ces réflexions éclairent ce qui perdure et ce qui a changé après plusieurs décennies d’un capitalisme débridé, accéléré, globalisé. La voie autoritaire met à mal les démocraties. Mais ce n’est pas sous la forme d’un capitalisme vert administré par une bureaucratie de « khmers verts ». Les Trump, Poutine ou Bolsonaro, pour ne parler que des plus en vue et des plus influents, sont arrivés au pouvoir ou s’y maintiennent en niant le réchauffement climatique et les catastrophes écologiques, en démantelant les réglementations minimales et en organisant le discrédit de toute règle en la matière. Leur pouvoir n’est pas seulement autoritaire ou fascisant, il est criminel. La mise au pas de la Terre se conjugue de façon évidente avec celle des humains.
Plus généralement, les citoyens ne vivent pas écrasés de réglementations tatillonnes édictées par une bureaucratie verte, ils étouffent de l’absence de règles de vie décidées en commun. L’air de la démocratie est pollué. L’illusion du capitalisme vert, vivace il y a quelques décennies, est morte avec celles du développement durable et de la croissance propre : pollutions et inégalités ont augmenté de manière exponentielle. Les sociétés industrielles sont passées en un temps très court de leur apogée à leur effondrement, en cours ou à venir. Il ne s’agit plus d’optimiser la croissance et l’utilisation des ressources, mais d’optimiser la régression par le pillage de ce qui reste et la destruction des communautés de vie.
Le technofascisme se nourrit de la suppression des protections sociales et écologiques, de l’administration de la peur et des catastrophes, du contrôle algorithmique des populations, de la désignation de boucs émissaires, parmi lesquels les nombreux activistes qui résistent et cherchent à bloquer la course de la civilisation thermo-industrielle.
Les analyses d’Illich ou de Gorz illustrent pourtant le temps présent. Je pense aux gilets jaunes, au prix de l’essence et au refus des limitations de vitesse au cours de l’année 2018, la plus chaude jamais enregistrée. Comment imposer une limite de vitesse et de circulation sur des axes routiers qui relient encore des territoires habités, ruraux notamment, alors que tout conspire à l’accélération, à la concentration dans des villes informes, et que la liberté semble réduite à la vitesse et à la mobilité ?
Oui, nous devons ralentir, résolument, y compris sur les routes. « Enfin les ronds-points servent à quelque chose », pouvait-on lire sur les murs de Paris. L’heure n’est plus aux performances, aux constructions d’autoroutes, aux trains à grande vitesse, à la banalisation du transport aérien, aux plateformes de consommation posées nulle part, à l’incessant et inutile va-et-vient de cargos et autres navires-usines. Une récupération résolue des territoires occupés par ces infrastructures dévoreuses, vidés de substance et de sens, défigurés, abandonnés, rendrait possibles, légitimes et désirables des limitations, déconstruirait « l’idéologie sociale de la bagnole (4) » et bloquerait un rouage de la machine à réchauffer la Terre. La démocratie est à ce prix. La respiration aussi.
(1) Écologie et Féminisme. Révolution ou mutation ? Françoise d’Eaubonne, éd. Libre et Solidaire, 2018.
(2) La Convivialité, Ivan Illich, Points Seuil, 1975, p. 154.
(3) Écologie et Liberté, Michel Bosquet (André Gorz), Galilée, 1977, p. 27 ; André Gorz, une philosophie de l’émancipation, Françoise Gollain, L’Harmattan, 2018.
(4) Écologica, André Gorz, Galilée, 2008, p. 71-87
Geneviève Azam Économiste, maître de conférences en économie et chercheuse à l’université Toulouse-Jean-Jaurès, membre d’Attac.