« Le meilleur engrais, c’est l’ombre du jardinier »

Produire des céréales et des plantes oléagineuses en bio, c’est possible. Rencontre avec Rémi Seingier, heureux explorateur d’un modèle de production au plus près de la nature.

Hervé Bossy (collectif Focus)  • 27 février 2019 abonnés
« Le meilleur engrais, c’est l’ombre du jardinier »
© crédit photo : Hervé Bossy

Le mercure affiche 15 °C ce jour-là à Lumigny, en Seine-et-Marne, et Rémi Seingier plaisante : « Depuis que je suis installé ici, les anciens me disent chaque année que c’est une drôle d’année. Mais bon, le climat, on fait avec. » À 33 ans, il cultive céréales et oléagineuses sur une surface de 125 hectares, dont 35 en agroforesterie (association d’arbres, de cultures et/ou d’animaux sur une même parcelle, en bordure ou en plein champ).

C’est lors d’un voyage au Brésil en 2008 que Rémi Seingier et Claire Bertrand, qui se sont rencontrés lors d’un BTS en technologies végétales et sont depuis mariés, découvrent ce mode de production végétale aux nombreux avantages : il permet de restaurer la fertilité des sols, de maintenir la matière organique, d’améliorer la biodiversité, de lutter contre l’érosion, etc. « Jusqu’à mes 25 ans, l’agriculture était la dernière chose que je souhaitais faire, raconte Rémi, qui était alors paysagiste. Mais cette expérience au Brésil m’a ouvert les yeux. J’ai vu des gens qui souffraient de l’agriculture extensive et intensive. J’ai compris l’importance des terres fertiles et de l’aspect social de l’agriculture. »

L’idée d’implanter une activité agroforestière germe alors dans l’esprit du couple. « J’en avais marre de m’occuper du jardin des autres, je voulais cultiver mon propre jardin », sourit Rémi en paraphrasant la célèbre maxime de Candide. Il s’attelle alors à développer un modèle viable d’agroforesterie et s’inscrit en licence de biologie à 26 ans. « Je n’ai jamais autant lu de ma vie », se souvient-il.

En 2011, une parcelle de 38 hectares cultivée par Anne et Pascal Seingier, les parents de Rémi, est mise en vente par son propriétaire. Le mouvement citoyen Terre de liens, qui lutte contre la spéculation foncière et l’artificialisation des terres agricoles, la rachète et continue de la louer aux deux agriculteurs, qui décident alors de la passer en bio pour satisfaire au cahier des charges de ce mouvement. C’est sur cette parcelle que Rémi commence l’agroforesterie en 2015. Avec l’aide de volontaires, Claire et lui y plantent 1 700 arbres et 9 000 arbustes en moins de deux ans. Les essences sont soigneusement choisies pour s’adapter à la typologie des terrains de cette parcelle et à ses reliefs, mais aussi pour maximiser les périodes de floraison, afin d’entretenir les insectes pollinisateurs.

La parcelle, nommée « les Sables » en raison de la composition du sol (en sable de Fontainebleau), est parfaite pour l’expérimentation. « C’est un sol très filtrant, où toute la matière organique est oxydée et ne se maintient pas. Les arbres viennent apporter cette matière organique avec leurs racines. Ils jouent le rôle d’éponge et rendent l’eau disponible pour les cultures. » Rémi étonne par sa capacité à simplifier les concepts de l’agroforesterie pour les expliquer aux néophytes. Il faut dire qu’il a l’habitude des médias et des visites.

Résilience

Ici des acacias, plus loin des châtaigniers, là-bas des chênes sessiles. Rien n’a été laissé au hasard, mais cela n’enlève rien au caractère expérimental de l’entreprise. « C’est un système que j’ai mis trois ans à construire de manière théorique et que je teste maintenant d’un point de vue pratique. Il m’a manqué quelqu’un qui aurait fait les mêmes erreurs que moi pour me guider », regrette Rémi. Il a un rendement pour l’instant deux fois inférieur à l’agriculture conventionnelle, mais il admire la dimension résiliente de son système : « Trois fois, l’année dernière, j’étais prêt à arracher mon colza tellement il était en mauvais état. J’ai tout de même attendu et j’en ai tiré 1,2 tonne par hectare. Rien à voir avec les rendements habituels, mais c’était tout à fait inespéré. »

Les 90 autres hectares de la ferme, dont Rémi a la charge depuis le départ à la retraite de ses parents, le 1er janvier dernier, il les cultive en bio (dans le respect des normes de l’organisme de contrôle et de certification Ecocert). « Aujourd’hui, toutes les parcelles sont en agriculture biologique ou en cours de transition. » La période de bascule, qui dure deux ans, est difficile à assumer financièrement. « Durant tout ce temps, il faut cultiver sans intrants chimiques, donc avec une baisse de la production, mais vendre au prix du non-bio. » Compte-t-il étendre son modèle agroforestier aux 90 hectares de la ferme ? « Pas pour l’instant, répond Rémi. Je n’ai aucun recul sur ce que je fais. C’est novateur, donc je préfère voir comment ça se passe. Si tout était en agro-foresterie et que le modèle était mal conduit, ce serait une catastrophe. »

Dans cette région où la grande majorité des agriculteurs utilisent des intrants chimiques, son expérience n’attire pas la méfiance, mais elle provoque la curiosité. Rémi sait qu’il joue la crédibilité de son modèle face à l’agriculture conventionnelle. « Chaque génération fait son chemin avec les enjeux de la société dans laquelle elle vit. Pour moi, ce sont les questions environnementales. Je sais que la chimie n’a rien à faire dans nos assiettes et c’est pour cela que je fais de l’agroforesterie et de l’agriculture biologique. »

Rémi croit profondément en un système durable. Son intérêt n’est pas financier : « De mon vivant, je ne tirerai aucun bénéfice direct des arbres que j’ai plantés. Mais j’espère avoir un impact positif. » C’est également cette réflexion sur les effets d’un modèle durable qui l’a conduit à s’installer sur la ferme de ses parents. « Nous voulions d’abord nous fixer dans la pointe de la Bretagne, mais nous nous sommes interrogés sur l’impact que nous aurions dans un espace déjà préservé. »

Un engagement assumé qui se faufile jusque dans des considérations sémantiques. Au terme d’« exploitant », Rémi sursaute : « Je ne suis pas un exploitant. Je ne prélève pas la terre sans retour ! Je ne tire pas toutes les ressources de mon sol pour, une fois celui-ci dégradé, m’en aller ailleurs. C’est là l’intérêt de l’agroforesterie, et nous allons mesurer son impact. » Pour y parvenir, le jeune couple a fait la première année un « état zéro » des sols. De nombreux prélèvements ont été analysés pour quantifier le poids de la matière organique vivante et morte. Claire et Rémi n’ont pour l’instant pas de données à comparer à cet « état zéro » : les mesures coûtent cher et trop peu de temps est passé. Mais la microbiologie des sols est par ailleurs devenue le domaine d’études de la jeune femme, qui, après avoir étudié le milieu marin, a migré vers les sols et mène une thèse sur l’agroforesterie.

« Des effets positifs, il y en a déjà, constate cependant Rémi, qui n’utilise plus aucun produit chimique. Je suis très content de ne plus voir de promeneurs qui se bouchent le nez quand je travaille dans mon champ, c’est source de joie. » Et des effets sur la biodiversité sont déjà notables, notamment au pied des arbres et des arbustes plantés, là où il n’y a pas de travail mécanique du sol. « Cette bande sanctuaire permet de réensemencer en biodiversité le reste de la bande, longue de 27 mètres », note Rémi, qui essaie de labourer le moins possible, car le labour bouleverse profondément les micro-organismes du sol. Il n’y aura recours qu’une fois tous les quatre ans, en n’excédant jamais 15 centimètres de profondeur.

Partage

Financièrement, Rémi affirme être tout juste à l’équilibre. Il privilégie la vente directe, le circuit court, et transforme lui-même ses récoltes pour créer de la valeur ajoutée. Équipé d’une presse, il produit par exemple une huile de chanvre biologique. Mais aussi des farines dans un moulin traditionnel proche de sa ferme. « Je vends mes produits dans certaines Amap, à La Ruche qui dit oui, dans des magasins bio et bientôt dans notre propre boutique à la ferme. Je privilégie la qualité sur la quantité. Ma farine est par exemple très appréciée, et la faire moi-même me permet de doubler mon revenu. »

Ce modèle qualitatif est difficile à défendre dans un milieu très orienté sur la gestion comptable. « Lorsque je reçois des classes de BTS ACSE [analyse et conduite de systèmes d’exploitation], ils se moquent de mes rendements et de mes tracteurs. Ils ne comprennent pas », reconnaît malicieusement Rémi. Ses tracteurs et ses équipements, il les partage, conformément à sa vision de l’agriculture, dans une coopérative d’utilisation de matériel agricole (Cuma). Il échange aussi de la luzerne contre du fumier avec un éleveur voisin.

Rémi tisse un réseau qui grandit chaque jour un peu plus. Une parcelle cultivée par Claire, dévolue à des plantes à parfum, aromatiques et médicinales, verra bientôt le jour. Et tant pis si le sol ne semble pas idéal. « Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise terre, une bonne terre est une terre cultivée. Le meilleur engrais, c’est l’ombre du jardinier. »

Écologie
Temps de lecture : 8 minutes

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