Le rendez-vous manqué avec le travail
En dépit des valeurs sociales portées par le secteur, les conditions au sein des entreprises y sont rarement différentes d’ailleurs.
Issue pour une large part du mouvement social, l’ESS n’a pas su mettre en œuvre des rapports sociaux différents, un « management autrement ». Au-delà de la persistance parfois importante du militantisme et du bénévolat, les salariés ont progressivement assumé une place majeure dans l’activité des mutuelles, des associations et des coopératives. Et là, force est de constater que le rendez-vous avec le travail a été pour une large part manqué.
Alors qu’elles se réclament de valeurs démocratiques et solidaires, la plupart des structures de l’ESS ont importé les méthodes des entreprises « classiques », qu’il s’agisse des ressources humaines (RH) ou de l’organisation de la production. Elles se sont mises en porte-à-faux avec leurs propres valeurs en ne considérant pas leurs salariés comme pleinement parties prenantes du projet. Pourtant, ce projet et ces valeurs sont parfois mis en avant pour justifier salaires faibles et contraintes dans le travail. Mais ce « supplément d’âme » reconnu par beaucoup de salariés n’améliore pas les fins de mois.
Dans l’ESS, à l’exception de certaines associations (le plus souvent en raison de contraintes financières), ce n’est pas, comme le proclament trop facilement certains syndicalistes, « pire qu’ailleurs ». C’est même souvent un peu mieux. Mais, en général, ce n’est pas « différent », comme les salariés seraient en droit de l’attendre au regard des proclamations de leurs dirigeants. Face à des difficultés financières externes, mais parfois aussi à cause d’erreurs stratégiques, ils se retrouvent, comme ailleurs, variables d’ajustement. Les entreprises de l’ESS connaissent donc la même conflictualité ; des grèves s’y produisent, des contentieux, des situations de mal-être au travail. Et leurs conséquences sont plus dommageables qu’ailleurs. On comprend la violence des rapports dans des entreprises dont la seule finalité est le profit. Mais, quand la finalité est sociale et solidaire, l’effet peut être désastreux.
La plupart des personnes qui forment le public ou les adhérents des entreprises de l’ESS sont des travailleurs salariés, chômeurs ou retraités. Et des rapports sociaux banalisés selon les règles libérales contribuent à affaiblir le lien entre l’adhérent et sa mutuelle, sa banque ou son association. Ils rendent « invisible » l’ESS dans sa spécificité. Dans ce contexte, les organisations syndicales ont beau jeu de ne voir l’ESS que comme un champ revendicatif comme les autres, et non comme une alternative. La CFDT a accompagné la vague « deuxième gauche » des temps rocardiens de l’ESS, la CGT s’est engagée dans les Scop de luttes : peu de choses, en fait. Pourquoi défendre des entreprises qui ne marquent pas leurs différences, même si elles sont, à l’origine, issues du même moule que les organisations ouvrières ? Ailleurs, le lien entre les syndicats et les formes d’ESS, comme dans les coopératives italiennes, a profité à la fois aux structures, à leurs publics et aux salariés.
C’est se payer de mots que de voir dans le rapport Senard-Notat, dans les palinodies sur la « raison d’être », dans l’émergence d’une « entreprise à mission », et dans leur pâle traduction dans la loi Pacte, la « pollinisation » du capital par l’ESS, comme l’ont proclamé certains. Un travail est donc nécessaire au sein de l’ESS pour repenser radicalement le travail. Cet effort doit porter aussi sur la formation des salariés. Dans les dernières décennies, beaucoup d’entreprises de l’ESS ont délaissé leur fonction d’éducation populaire et de formation permanente. Humant l’air du temps, elles se sont abandonnées au recrutement de jeunes gens sortant des écoles du capital sans comprendre que les « MBA » (master of business administration), fussent-ils parés de « social », sont des diplômes à forte charge idéologique. Les techniques de gestion, de RH, d’assurance ne sont pas plus neutres que les plans comptables, et on a vu les désastres entraînés en 2008 par les normes IFRS (1), qui s’imposent toujours.
Penser le travail, penser la formation, penser en profondeur un « entreprendre (réellement) autrement » : sous peine de se perdre, l’ESS ne peut faire l’économie d’aucun de ces chantiers. La pression libérale est forte, la bataille idéologique intense. L’économiste et anthropologue états-unien David Graeber dit qu’elle est d’ores et déjà remportée par cette classe – les riches – dont Warren Buffett disait en 2011 qu’elle avait gagné la lutte.
D’aucuns s’attellent aux nouveaux chantiers de l’ESS, et les innovations qu’ils portent sont présentes dans ce hors-série de Politis. Mais c’est avec les organisations syndicales, avec les autres forces du mouvement social qu’il faut engager ce chantier de transformation.
(1) Normes internationales d’information financière destinées à standardiser la présentation des données comptables.