Les veilleurs des territoires

En dépit des offensives libérales, les acteurs de l’ESS veulent continuer d’agir pour l’innovation locale et le maintien du lien social.

Jean-Louis Cabrespines  • 14 février 2019 abonné·es
Les veilleurs des territoires
Les « coopératives jeunesse de services » permettent aux 16-18 ans de s’initier à l’entrepreneuriat coopératif. Ici, des adolescents ont créé leur propre job d’été à Saint-Chamond (Loire), en 2018.
© JEAN-PHILIPPE KSIAZEK/AFP

La période actuelle est troublée pour l’ESS, à la fois parce que les politiques gouvernementales marquent le déni de ses fondements, mais aussi parce que ses forces internes sont contraintes de se réorganiser sous la pression d’un haut-commissaire à l’ESS qui a une vision partielle et partiale de ce qu’elle est, affirmant ainsi dans Le Journal du dimanche : « L’ESS, c’est du capitalisme d’intérêt général. »

Face à cette position, les acteurs de l’ESS arrivent (enfin) à s’organiser autour d’un projet politique explicite porté par ESS France (1) : « La force collective de l’ESS française repose d’abord sur son histoire commune, celle des “utopies concrètes” nées des aspirations sociales du XIXe siècle et des mouvements qui les ont portées puis rendues possibles, au point de participer à la constitution du contrat social français : associations, coopératives, mutuelles et fondations ont été et sont toujours des pièces essentielles à l’attachement de nos concitoyens et concitoyennes à une forme de République sociale. »

Dans un contexte politique et social en effervescence, porteur de tous les dangers pour la démocratie, l’ESS a plus que jamais un rôle à jouer, particulièrement dans les régions, au travers d’entreprises qui font vivre, parler, échanger les citoyens. L’évolution de l’ESS comme axe prioritaire de développement local est plus que jamais une donnée qui doit permettre de créer de l’emploi et du développement économique en même temps que du lien social. La présence des entreprises de l’ESS au sein des territoires constitue une réponse aux besoins locaux et une prise en compte des problématiques de développement.

Cependant, et parce que la majorité des activités des entreprises de l’ESS sont liées à des missions de service public, les pouvoirs publics interfèrent de plus en plus dans leurs activités. Il y a eu une inversion de la relation entre associations et collectivités territoriales : on est passé de la réponse aux besoins repérés par les acteurs de l’ESS à la commande publique. Les associations, lieu de ­regroupement, de ­concertation, d’élaboration et d’innovation, sont devenues des prestataires.

La loi NOTRe (2) remet en question les avancées de la loi sur l’ESS : les compétences sont réparties entre les différentes formes de collectivités territoriales, en restreignant les capacités d’innovation des entreprises. La survie de ces dernières tient à leur capacité d’adaptation aux décisions des élus, d’où un état de dépendance dommageable tant pour les finalités poursuivies par les entreprises de l’ESS que pour leurs capacités à créer de l’innovation hors des commandes publiques. On est passé du rôle de veille, d’alerte et d’innovation dans les territoires pour les entreprises de l’ESS, portées par un projet politique commun, à celui de prestataires de missions de service public, les collectivités territoriales ou l’État décidant seuls de ce qui est bon ou non pour le développement économique. On est passé d’une logique de partenariat conventionnel à la réponse à des appels d’offres ou à projets, perdant de vue le rôle de lien social des associations dans les territoires. À cela s’ajoute la méconnaissance importante de ce qu’est l’ESS de la part de nombreux services publics, qui l’apparentent à une économie de la réparation, de la pauvreté, du social…

Denis Hameau, vice-président de la région Bourgogne-Franche-Comté et président de la commission ESS de l’Association des régions de France (ARF), s’en inquiète dans La Gazette des communes : « Le paysage politique a changé après les élections régionales de décembre 2015. Certaines régions ont décidé d’intégrer, par exemple, l’ESS à l’économie de la proximité. Le risque étant évidemment de freiner le développement de cette économie (3). » Pour que les entreprises de l’ESS retrouvent pleinement leur place d’acteurs de développement local et de partenaires des collectivités territoriales, de nouvelles relations doivent s’établir entre pouvoirs publics et ESS, une meilleure connaissance réciproque doit permettre de retrouver le sens de l’intérêt général partagé entre économie publique et économie sociale.

La force du regroupement des acteurs de l’ESS sur un nouveau projet politique doit le permettre.

(1) Cf. projet politique du 5 décembre 2018 de la chambre française de l’ESS sur ess-France.org.

(2) NOTRe : Nouvelle organisation territoriale de la République.

(3) « ESS : les lois Hamon et NOTRe ont rebattu les cartes dans les territoires », Émilie Denètre, 2 mai 2018.

Jean-Louis Cabrespines est membre du Conseil économique, social et environnemental, ancien président du Conseil national des chambres régionales de l’économie sociale et solidaire.

Économie
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