L’ESS peut-elle éviter le « social washing » ?
Avec le nouveau concept d’entrepreneuriat social, promu par le gouvernement, le meilleur côtoie le pire, le sérieux l’enfumage.
Le débat provoqué par l’émergence en Europe du concept anglo-saxon d’entrepreneuriat social est loin d’être tranché, y compris parmi les acteurs de l’ESS. Certains y voient une ESS « light » libérée du « carcan » des statuts (voire des valeurs). D’autres, au contraire, dénoncent une usurpation et disent illégitimes à se réclamer de l’ESS des entreprises qui s’en séparent sur l’essentiel : le caractère collectif de la propriété, la non-appropriation individuelle des résultats, la démocratie et la solidarité.
Ces derniers ne contestent pas la nécessité pour les entreprises d’assumer leur responsabilité sociale, mais veulent de la clarté dans le débat. On retrouve ainsi les ressorts du catholicisme social dans le rapport Senard-Notat (1), réduit à peu de chose dans la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises). C’est de cette manière qu’a été boosté le concept d’entrepreneuriat social. Pour autant, les entreprises dites sociales appartiennent-elles à l’ESS ? La loi de 2014, qui les y a intégrées à certaines conditions, a ouvert une ère d’indéfinition. Depuis, un flot de formes « novatrices » ne cesse de déferler : économie collaborative, circulaire, positive, des besoins, du partage, de l’utilité, « holacratique (2) »…
Le caractère contradictoire, voire antagoniste, de plusieurs de ces formules en rend la compréhension difficile et, comme souvent dans les périodes fertiles, le meilleur côtoie le pire, le sérieux et l’utopie créatrice voisinant avec la naïveté ou le cynisme et l’enfumage. Ce foisonnement coïncide avec la décomposition de l’économie libérale. Mais, « en même temps » que ces voies dites nouvelles sont explorées, des recettes anciennes que l’on disait dépassées, en particulier la coopération, retrouvent une jeunesse, et le débat s’ouvre sur des entreprises publiques renouvelées avec la Convergence nationale de défense et de développement des services publics (3).
Le gouvernement, à travers son haut-commissaire à l’Économie sociale et solidaire et à l’innovation sociale, Christophe Itier, privilégie l’entrepreneuriat social. C’est plus encore le cas des institutions internationales, l’Union européenne en tête. Devant un parterre d’entrepreneurs sociaux à Strasbourg, le très libéral commissaire européen Michel Barnier leur a adressé un satisfecit auquel le représentant des coopératives françaises a répliqué : « La finalité sociale est omniprésente dans les débats mais élude malheureusement sa complémentaire : le mode d’entreprendre, la façon de produire ensemble dans une propriété collective. » Sur le même ton, un représentant de l’Alliance coopérative internationale interpellait les libéraux réunis à Davos, où le sujet était au menu, et les invitait « à s’assurer que les nouvelles entreprises sociales pensent à l’humain avant de penser au profit ». Ces deux intervenants ont compris le piège dans lequel l’ESS risque d’être prise. Si elle veut bénéficier à son tour de l’« écosystème » promis, elle devra accepter une dilution de ses principes et de ses pratiques dans le concept vague d’entrepreneuriat social.
C’est cette crainte que nous exprimions lorsque nous posions la question : « L’ESS est-elle soluble dans l’entrepreneuriat social ? » Nous ne sommes pas les seuls. Ainsi, le rédacteur en chef de la Revue internationale de l’économie sociale (Recma), Jean-François Draperi, écrit : « L’économie sociale cherche à définir une économie a-capitaliste. Servant une finalité sociale, sociétale et environnementale, soutenu par les grandes entreprises et les fondations, l’entrepreneuriat social cherche à définir l’entreprise “humaine”. » En écho, l’économiste Henry Noguès conclut : « Les deux formes d’entreprise… ne conduisent pas vers la même société. »
De leur côté, le cofondateur de Darwin écosystème, Jean-Marc Gancille, et Alexandra Siarri, maire-adjointe de Bordeaux, affirment : « L’entrepreneuriat social ne doit pas être à l’ESS ce que le développement durable est aujourd’hui à l’écologie : une version édulcorée, vidée de valeurs sociales et, in fine, compatible avec le “business as usual” »… « Depuis plusieurs mois, [on entend] la petite musique de l’entrepreneuriat social, version moderne d’une économie sociale libérée des rigidités de ses statuts vieillissants, [qui] permet[trait] enfin d’embarquer de “vrais entrepreneurs” pour réenchanter l’économie et lui donner du sens », poursuivent-ils. Pour y répondre, « les tenants sincères d’une véritable dynamique d’innovation économique et sociale doivent faire preuve de discernement face aux tentatives de relooking sémantique et, plus que jamais, défendre les valeurs alternatives fondamentales de l’ESS ». Et de conclure : « Soyons vigilants pour qu’au greenwashing ne s’additionne pas désormais le social washing. »
Nous faisons nôtre cette conclusion.
(1) Rapport établi par Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT et présidente de Vigeo-Eiris, et Dominique Senard, président du groupe Michelin. Remis au gouvernement le 9 mars 2018, il vise à mieux intégrer les enjeux sociaux et environnementaux dans les problématiques des sociétés commerciales.
(2) Mode de gouvernance partagée, supposé donner plus d’autonomie aux salariés « collaborateurs ».
(3) Voir www.convergence-sp.fr
Marcel Caballero est président d’honneur du Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (Ciriec-France).