L’ESS, une idée d’avenir !

Riche de deux siècles d’histoire, l’économie sociale et solidaire est plus que jamais un outil d’émancipation et de transformation. Mais, face à la pression libérale, elle doit faire des choix décisifs.

Jean-Philippe Milesy  • 14 février 2019 abonné·es
L’ESS, une idée d’avenir !
©photo : Deux millions d’emplois, l’ESS ? Certes, mais comment évoluent-ils ? crédit : CAIA IMAGE/SCIENCE PHOTO LIBRA

N ous voulons un monde meilleur : construisons-le et incarnons ensemble l’économie de demain. » C’est sur cette invite que se conclut l’important document adopté en décembre par ESS-France, structure faîtière de l’économie sociale et solidaire instituée, en rupture avec le ton et le positionnement adoptés auparavant. Pour nous qui militons pour une ESS outil d’émancipation, pour une transformation sociale radicale, nous ne pouvons que souscrire à un tel vœu. Vivrions-nous un « moment ESS » ? En tout cas, comme l’écrit Christian Laval, l’heure est arrivée d’un choix décisif pour ses acteurs. La pression libérale est telle, la politique suivie par le gouvernement et par le haut-commissaire à l’ESS, Christophe Itier, représente un tel changement de paradigme qu’il s’agit pour l’ESS d’une question vitale.

Le temps n’est plus aux incantations, tels ces chiffres magiques répétés à l’envi : ces 7,8 voire 10 % du PIB, ces 2 millions d’emplois représentant plus de 12 % de l’emploi salarié privé. L’agrégat sur lequel ils reposent est de plus en plus problématique, incompréhensible pour qui y chercherait une cohérence. Si les représentants des grandes « familles » de l’ESS (mutuelles, coopératives, associations) ont été amenés à adopter un texte foncièrement engagé, il n’en demeure pas moins que les évolutions suivies par certaines composantes de ce tout ou les pratiques d’autres peuvent faire douter de la pertinence de leur appartenance à une ESS fondée historiquement sur des valeurs et sur l’engagement de femmes et d’hommes décidés à assumer collectivement et démocratiquement la réponse à un besoin partagé, la conduite d’un projet commun.

Le texte d’ESS-France ne cache pas ce qui doit être surmonté au sein de l’ESS pour affirmer clairement un projet politique commun. Il y a « la banalisation [des] activités et [des] formes d’entreprendre » ; « le poids de la technocratie interne », « le recul de l’engagement citoyen » ; la tendance « à se disperser vers les seuls intérêts sectoriels… voire les intérêts spécifiques à quelques-uns seulement ». Il y a bien des pratiques qui dérogent à cet « entreprendre autrement » dont les structures de l’ESS se réclament. La question de l’« exemplarité », revendiquée comme nécessaire à la « différenciation » et donc à l’adhésion du plus grand nombre aux modèles et aux projets d’ESS, révèle des faiblesses, notamment dans le domaine des salaires et des rapports sociaux, sur la place des femmes et des jeunes, etc. Autant de questions qui seront développées dans ces pages.

Soyons plus explicites. L’agrégat inclut des groupes coopératifs de la grande distribution, au premier rang desquels Leclerc, qui, au-delà d’une communication réussie, sont des coopératives de patrons (dont certains parmi les plus importants d’une région) dont les pratiques commerciales (tant à l’égard des fournisseurs que des clients) et sociales ne diffèrent en rien de celles de leurs concurrents capitalistes. Il inclut également des banques coopératives, tel le Crédit agricole, qui, s’il connaît des tensions avec son vieux fond coopératif, est avant tout une superstructure bancaire financiarisée, ou encore le groupe BPCE, fondé dans un bureau de l’Élysée et dont la filiale Natixis est une banque d’affaires très classiquement prédatrice. Dans ce panorama, le Crédit coopératif et la NEF font figure d’exceptions.

Dérives gestionnaires

Les mutuelles d’assurances peinent à échapper à la banalisation financière, et nombre de mutuelles de santé sont prises dans une certaine schizophrénie entre engagements sociaux, gestion de services de santé et médico-sociaux d’une grande importance et les dérives assurantielles dans l’activité « complémentaire ». À côté de grands groupes aux assises religieuses ou philanthropiques, beaucoup d’associations, souvent sous l’effet des contraintes financières ou d’une instrumentalisation auxquelles elles consentent trop facilement, connaissent des dérives gestionnaires dont les salariés font souvent les frais, mais aussi les publics.

Nous ne pouvons céder à la vision irénique à laquelle nous invitent, souvent en toute bonne foi, trop d’acteurs de l’ESS. Et, en même temps, l’ESS connaît probablement la vague d’initiatives transformatrices la plus riche qu’elle ait portée depuis l’émergence de ses formes premières. Sans doute nous trouvons-nous dans des circonstances historiques analogues : une poussée libérale s’appuyant sur une nouvelle révolution, informationnelle aujourd’hui, industrielle hier, avec ses ébranlements et ses prédations sociales. Sans doute aussi, bien des citoyens, désemparés par la crise des modèles « classiques », cherchent-ils à faire émerger des modes nouveaux d’alternatives économiques, sociales, environnementales et foncièrement démocratiques, c’est-à-dire en définitive politiques.

Ce hors-série de Politis, sans prétendre être exhaustif, cherche à présenter à la fois des exemples concrets de ces initiatives ­transformatrices et des approches critiques nécessaires à une ­évolution émancipatrice des formes traditionnelles. La forme coopérative y domine, elle permet sans doute mieux que les autres d’assumer la dimension économique des projets. La forme mutualiste, alors qu’elle pourrait convenir à bien des projets, s’est trouvée assignée à la santé et aux assurances, au risque de la banalisation. La forme associative, du moins dans ses activités dites gestionnaires, s’est par là même trouvée confrontée aux évolutions entrepreneuriales, et c’est sans doute la raison pour laquelle plusieurs d’entre elles évoluent vers l’adoption du statut des sociétés coopératives d’intérêts collectifs (Scic).

Convergence avec le mouvement social

Cette question des statuts – mutualistes, coopératifs, associatifs – demeure centrale. Certes, ils ne sont pas « vertu », ils peuvent, ils doivent évoluer : rien de pire que les « vaches sacrées ». Cependant, s’ils sont respectés, ils portent intrinsèquement les valeurs de propriété collective, d’égalité, de démocratie, de non-lucrativité et de solidarité qui fondent l’économie sociale.

Les formes d’entreprise que la pression anglo-saxonne et/ou libérale ont ajouté – hier les fondations, aujourd’hui l’entrepreneuriat social – ne procèdent en rien d’une même logique. Les fondations sont par définition des capitaux affectés ; elles sont le modèle américain du non-profit, mais elles ne représentent ni une propriété commune ni une gestion démocratique. Elles ont été agrégées parce que certaines ont des buts sociaux, voire culturels, auxquels les libéraux entendent confiner l’ESS. Mais d’autres ont des finalités très opposées, et en premier lieu la défiscalisation. L’entrepreneuriat social intègre les soucis de « social » et de green washing, le supplément d’âme qu’entendent se donner des capitalistes et qui souvent tient aux avantages que confère la position.

Les interventions qui constituent la quatrième partie de ce hors-série ouvrent sur deux dimensions essentielles pour une ESS inscrite dans une perspective de transformation sociale. La dimension internationale, car les initiatives dont nous parlons ici relèvent d’un mouvement mondial de réappropriation de l’économie par les citoyennes et les citoyens. Et la dimension politique, parce que l’ESS ne prendra sa place que dans une convergence avec les formes diverses d’un mouvement démocratique et social dont elle est issue. Le débat ouvert par Benoît Borrits, Jean-Pascal Labille, Christian Laval et Jean-Louis Laville sur les notions de propriété, de radicalité politique, de communs sociaux et de démocratie témoigne d’une nouvelle considération pour l’économie sociale et solidaire dans la pensée critique actuelle. Des philosophes, des anthropologues, des sociologues et des économistes s’emparent de l’ESS et retrouvent les voies ouvertes jadis par Charles Gide ou Marcel Mauss ; jusqu’à Lucien Sève qui intègre l’ESS dans sa vision jaurésienne de « réformisme révolutionnaire ».

En revanche, il est à déplorer que les forces politiques de gauche s’impliquent insuffisamment dans ces questions, si l’on excepte l’intérêt d’adhérents de Génération·s, le travail patient d’un groupe dédié au PCF et l’attention d’André Chassaigne, et des militants aux visions souvent contradictoires à LFI. Nous sommes très loin des enjeux ! Il en est de même pour les organisations syndicales, les unes soucieuses de s’intégrer aux politiques gouvernementales quelles qu’elles soient, les autres obnubilées par les luttes immédiates et renonçant à travailler les idées, à imaginer les futurs. En finir avec les indifférences est une des ambitions de ce hors-série.

Jean-Philippe Milesy est délégué de Rencontres sociales, il anime de nombreux projets d’économie sociale.

Économie
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