Mutualité : l’enjeu de la différenciation
Les mutuelles de santé doivent absolument affirmer leur caractère social et solidaire face à la montée en puissance des assureurs privés.
Les mutuelles sont des entreprises de l’économie sociale, principalement dans le domaine de la santé, fondées sur les notions de solidarité, de prévoyance et de démocratie. Mouvement de citoyens, la Mutualité demeure parmi les institutions les plus respectées par le public et qui lui inspirent la plus grande confiance : il leur reconnaît compétence et professionnalisme. Cependant, dans une société en mutation, peut-on encore croire que la légitimité historique, le poids politique et la reconnaissance populaire suffiront à assurer pérennité et légitimité aux mutuelles ?
Depuis plusieurs années, l’environnement mutualiste connaît de profonds changements qui ont un impact sur ses « métiers ». Les évolutions du numérique vont transformer les relations entre les acteurs de l’assurance maladie et les professionnels de santé et affiliés. L’accès aux données, la capacité à les gérer et à les traiter rapidement vont devenir un enjeu pour le contrôle des coûts. La maîtrise des dépenses de santé se traduit par un interventionnisme croissant du pouvoir politique, transférant aux mutuelles une responsabilité et une charge supplémentaires. Les mesures prises pour limiter les dépenses de santé alimentent aussi le débat sur la privatisation de la santé, dans un processus de « désolidarisation » concurrentielle exacerbée par le climat idéologique libéral qui domine l’intégration européenne.
Les évolutions sociologiques et culturelles deviennent préoccupantes : l’adhérent est devenu un « consommateur de soins » ; mieux informé, il manifeste une plus grande mobilité qu’auparavant, choisissant davantage en fonction de l’attrait de certains « produits » que d’une conviction ou d’un attachement idéologique. L’individualisme croissant constitue un élément de rupture de la solidarité (1), idée fondatrice des mutualités. On peut alors constater des comportements clientélistes chez certains acteurs du marché (y compris mutualistes), qui adaptent leur offre et leur discours aux besoins exprimés plutôt qu’aux besoins réels.
Ces mouvements de fond soulèvent de nombreuses interrogations sur le rôle et le fonctionnement des mutuelles au sein et en dehors de l’assurance maladie. Les mutuelles font ainsi face aux plus grands défis de leur histoire : conserver et renforcer leurs valeurs, et se différencier pour ne pas tomber dans la banalisation et continuer à démontrer un réel bénéfice pour la société.
Les missions de la Mutualité ne se limitent pas à celles d’un organisme d’assurance public ou privé. Elle est particulièrement active sur le terrain social et celui de la santé, une situation qui lui confère une réelle plus-value et un rôle spécifique dans l’organisation du système de santé, dans un lien de proximité avec ses adhérents.
Des éléments « différenciants » font des mutuelles des partenaires uniques des pouvoirs publics. Elles exercent un rôle d’acteur-relais de l’autorité publique pour de grandes campagnes d’information et de prévention en santé publique ; elles accompagnent leurs adhérents dans la complexité de la législation sociale (presse mutualiste, réseau étendu de guichets, services téléphoniques, centres de service social…) ; elles offrent aide et assistance juridiques à leurs adhérents et assurent une médiation lors de litiges entre les affiliés et les prestataires de soins ; elles sensibilisent les premiers mais aussi les seconds au rapport qualité/coût des soins ; elles organisent un soutien continu aux groupes d’entraide à des publics variés, en particulier les plus vulnérables (personnes handicapées, seniors, jeunes, etc.), dans les domaines de la formation, de la prévention, de l’éducation à la santé, etc. ; elles garantissent l’accès aux soins grâce à des réseaux d’établissements hospitaliers et médico-sociaux de plus en plus étendus, même dans des régions désertées par les pouvoirs publics et les praticiens. C’est grâce à cette plus-value que les mutuelles se distinguent d’une simple administration et, surtout, des assureurs commerciaux.
Avec la croissance des dépenses de santé, nous sommes face à un véritable choix de société : soit la collectivité contribuera davantage pour financer le décalage croissant entre l’évolution de la richesse nationale et les dépenses dans le cadre de la solidarité obligatoire, soit d’autres formes de couverture assurantielle se mettront en place. Ces situations engendrent un interventionnisme du pouvoir politique qui aboutit à multiplier les réglementations, parfois avec la complicité de l’Union européenne, mais qui finissent par affaiblir le rôle et le poids des mutualités.
Les mutuelles sont dès lors de plus en plus confrontées aux assureurs commerciaux, qui dénoncent une « concurrence déloyale » des mutuelles alors même que les caractéristiques des produits de ces assureurs sont bien connues : exclusion de certaines pathologies, segmentation des primes en fonction des risques, absence de continuité dans la couverture, etc. Dans l’hypothèse où les moyens financiers de la Sécu ne seraient plus suffisants pour répondre aux besoins de soins de base (prothèses, optique, soins dentaires…), les mutuelles doivent continuer à se positionner pour jouer leur rôle d’assureur social garantissant une solidarité maximale, à l’opposé des assureurs commerciaux. Cette qualité d’assureur social et solidaire permet aux mutuelles de réagir souplement à de nouveaux besoins ; elles peuvent ainsi anticiper la couverture de nouvelles possibilités médicales qui, pour des raisons budgétaires, ne seraient pas remboursées aussi rapidement par l’assurance maladie obligatoire. Ainsi peuvent-elles également en combler les lacunes.
Les assurances complémentaires sont, pour les mutuelles, un moyen de se distinguer les unes des autres dans le cadre d’une concurrence qui s’est accrue entre elles ces dernières années, mais surtout face aux assureurs commerciaux, en répondant de manière créative aux besoins en matière de santé. La Mutualité se différenciera tant qu’elle continuera à mener un combat pour que la santé ne devienne pas un commerce, tout en défendant une solidarité la plus large possible.
(1) Comme s’interroge Pierre Rosanvallon (La Nouvelle Question sociale, Seuil, 1995) : « Si les hommes sont naturellement solidaires face à un destin qu’ils ignorent, ceux qui savent qu’ils seront épargnés par telle ou telle maladie très coûteuse accepteront-ils de continuer à payer les mêmes cotisations d’assurance maladie que ceux qui sont génétiquement condamnés à développer cette affection ? »
Alain Coheur est coporte-parole de la catégorie d’économie sociale du Conseil économique, social et environnemental.