Pour les communs sociaux
À rebours du modèle néolibéral d’« entreprise sociale », l’ESS doit se redéfinir autour de pratiques de coopération et d’autogouvernement. Et dessiner une société de partage.
L’ESS, on le sait, constitue un ensemble hétérogène. Ce constat est parfois prétexte à un certain mépris – voire à un déni – de sa puissance alternative. Mais, d’un autre côté, un discours trop homogène et idéalisant sur les vertus de l’associationnisme ou du coopérativisme s’attire les foudres d’une critique réaliste qui n’a guère de mal à mettre au jour l’écart souvent immense entre ce que l’ESS dit d’elle-même par la voix de certains de ses porte-parole et la réalité vécue par ses acteurs.
L’ESS, il faut le répéter, est un terrain de lutte politique que deux grandes options divisent : la ligne néolibérale de l’entreprise et la ligne émancipatrice des communs. L’une est désormais bien élaborée et même tout à fait officialisée sous la forme de l’entreprise sociale, l’autre est encore à la recherche de sa définition. Inutile de s’attarder trop longtemps sur la première. D’où l’urgence politique, pour les acteurs de l’ESS qui croient à ses potentialités émancipatrices, de se doter d’une définition claire d’un modèle alternatif, que nous proposons d’appeler un « commun social ».
Commun social et protection sociale
Le terme de « commun social » a été proposé par Francine Mestrum pour remplacer celui de « protection sociale », dont la signification est aujourd’hui diluée, et pour désigner les institutions de solidarité, de sécurité et de redistribution (1). La dénomination « communs sociaux » aurait l’avantage, selon elle, d’être construite sur le modèle des « communs écologiques » et donc de souligner que les activités de solidarité et de redistribution sont également au « fondement de notre vie collective en tant qu’humanité ». Car il ne s’agit pas de protéger seulement des individus ayant certains « déficits » ou « handicaps », mais de défendre la société elle-même contre les processus de destruction par le capitalisme. Le terme aurait aussi pour intérêt, à l’inverse de celui de « protection sociale », de souligner qu’il n’y a de solidarité que par l’effort collectif. Il s’agirait donc, en parlant de communs sociaux, de redonner du sens et de la cohérence à l’action de la société sur elle-même. Toutefois, cette définition sans doute nécessaire mais trop générale ne permet pas encore de déterminer en quoi une association ou une coopérative pourrait être légitimement appelée un « commun social ».
L’inadéquation du modèle ostromien
L’ESS et les communs étudiés par Elinor Ostrom et son équipe de recherche partagent, au moins sur le plan des principes, le choix d’une organisation démocratique. De la même manière que les communs ostromiens sont caractérisés par des règles collectives instituées et respectées par la communauté d’usagers, une association peut être définie comme une communauté volontaire de citoyens se donnant à eux-mêmes des règles d’action pour atteindre une finalité sociale (2). Ce modèle ostromien des communs naturels comme « ressources communes » est pourtant inadéquat à d’autres caractéristiques de l’économie sociale et solidaire.
Dans ce modèle, c’est la présence « objective » et préalable d’une « ressource commune » qui fait parler d’un « commun » que se partagent les commoners. Plus intéressante serait d’ailleurs l’analogie avec les « communs cognitifs », qui, à la manière des plateformes coopératives de production comme Wikipédia, produisent une ressource commune. Pourtant, l’ESS ne peut fonctionner sur un modèle de gratuité et de bénévolat, comme c’est souvent le cas dans ce type de commun cognitif. La question du financement, notamment à travers la subvention publique, la différencie nettement. Il en résulte que la comparaison entre l’ESS et les communs de type ostromien doit conduire à préciser ce qu’on entend par communs sociaux.
Une finalité solidaire et démocratique
Alors que, dans le modèle ostromien, le fondement du commun est toujours une ressource à entretenir ou à produire pour pouvoir la partager, dans le cas de l’ESS, c’est la finalité solidaire qui constitue le fondement de tout commun social. Celle-ci doit être définie avec des individus qui ne sont pas envisagés comme des personnes en difficulté, mais comme des usagers citoyens titulaires de droits fondamentaux – à l’alimentation, à la santé, au travail, à la mobilité, à l’éducation, à la culture, etc.
Autrement dit, un commun social est un espace institutionnel qui articule les pratiques de coopération et d’autogouvernement entre salariés et citoyens sur la production d’usages collectifs solidaires activant des droits sociaux fondamentaux. De sorte que l’on peut dire que le fondement d’un commun social n’est pas strictement « économique », même au sens d’une « autre économie », mais qu’il est profondément politique, en ce qu’il vise une forme de société authentiquement démocratique fondée sur la participation active des citoyens aux activités économiques, l’accès universel aux biens satisfaisant les droits fondamentaux et le partage des richesses.
On voit par là qu’on dispose d’un moyen de comprendre d’abord combien le modèle néolibéral de l’entreprise sociale est éloigné du commun social, avec son importation souvent naïve, et parfois cynique, de dogmes de l’entreprise capitaliste (mise en concurrence sur le marché des subventions, responsabilité sociale des entreprises, méthodes de management du privé dans les associations, etc.). Mais on dispose aussi d’un moyen de transformer l’ESS, dont beaucoup trop de composantes sont aujourd’hui marquées par un déficit démocratique et le recul des objectifs solidaires, qui risquent de s’aggraver dans le contexte d’imposition du modèle de l’entreprise sociale.
Un mouvement des communs sociaux
Un commun social se définit donc autour d’une finalité solidaire qui n’est jamais la géniale trouvaille de quelque « entrepreneur en innovation sociale », mais le produit d’une délibération démocratique collective entre des salariés et des usagers citoyens d’un territoire. La notion de « territoire » est cardinale pour des communs sociaux qui ne peuvent assumer leur fonction démocratique qu’en rencontrant les besoins et les aspirations d’usagers citoyens dont les conditions d’existence sont inscrites dans des espaces spécifiques, plus ou moins bien dotés en infrastructures, services publics, accès à telle ou telle ressource. Comme le montre là encore le mouvement des « gilets jaunes », le mal, qui vient notamment du délabrement des services publics par les politiques néolibérales, est profond.
C’est par le biais d’une telle pratique démocratique avec les usagers citoyens du territoire que les communs sociaux pourront également construire la seconde dimension de la finalité solidaire essentielle à leur fonctionnement, celle qui doit exister entre les communs sociaux. Car, à proprement parler, le commun social n’existe pas, il n’y a jamais que des communs sociaux (3), associés et interconnectés entre eux. Associés pour mettre fin à la concurrence entre organisations couvrant des besoins identiques tout en assurant une diversité suffisante aux usagers citoyens. Interconnectés par une mutualisation des infrastructures et des fonctionnements qui, tout en permettant une diminution des coûts, assurerait un service de meilleure qualité à un public commun, prêt à en assurer la rémunération socialisée.
Un commun social de l’alimentation pourrait par exemple connecter des producteurs d’un territoire, des supermarchés coopératifs et des livreurs autour d’une grande association qui combinerait des fonctions démocratiques de délibération entre usagers citoyens et salariés et des événements culturels et festifs autour des produits – sans oublier le rôle que pourraient jouer les municipalités acquises à la cause des communs sociaux pour le financement, le foncier ou les infrastructures.
L’ESS ne part pas de zéro : des formes coopératives et égalitaires de travail, des dispositifs de participation démocratique des usagers définissant les règles comme les finalités de l’organisation solidaire, des formes d’association, d’intercoopération et de mutualisation territoriale, des modes de financement et d’investissement publics ou socialisés, tout cela existe à l’état fragmenté, mais doit être réfléchi et intégré dans une conception renouvelée des communs sociaux. Celle-ci ne définit pas les commoners comme les « appropriateurs » d’une ressource, mais comme les acteurs d’une pratique démocratique orientée par les droits sociaux de la citoyenneté. Elle pourrait ainsi devenir un levier pour un mouvement qui ne peut séparer la transformation de l’ESS de celle de la société.
(1) Lire le blog de Jean-Philippe Milesy sur Politis.fr : « Promouvoir les “communs sociaux” : un texte de Francine Mestrum », 1er octobre 2013.
(2) Lire « Comprendre la diversité des formes de gouvernance », Marthe Nyssens et Francesca Petrella, Juris Associations n° 501, juin 2014.
(3) Lire en particulier Au-delà de la propriété. Pour une économie des communs, Benoît Borrits, La Découverte, 2018.
Christian Laval est professeur émérite de sociologie à l’université Paris-Nanterre (laboratoire Sophiapol).
Pierre Sauvêtre est maître de conférences à l’université Paris-Nanterre (laboratoire Sophiapol).