Travail du futur, combat d’aujourd’hui

Entre les plateformes dites collaboratives et le modèle social européen, la guerre est loin d’être gagnée.

Sandrino Graceffa  • 14 février 2019 abonnés
Travail du futur, combat d’aujourd’hui
© photo : Le cas des livreurs à vélo est emblématique d’un système d’emploi en dehors de tout régime social.

Le futur du travail, de l’emploi, du salaire, mais également de l’entreprise, de l’économie elle-même, a pris désormais une forme tangible. C’est une économie qui met en place le profit sans redistribution, le travailleur sans salaire, l’entreprise débarrassée du pacte social. Nous avons nommé Uber, Deliveroo, MTurk, Foule Factory… Les États y contribuent : flexi-jobs, contrats zéro heure, auto-entrepreneuriat, travail semi-agoral (1) et autres mesures visant à promouvoir les plateformes dites collaboratives. Celles-ci sont devenues le symbole de la digitalisation des rapports sociaux et les fers de lance d’une attaque sans précédent contre le modèle social européen – fers parfaitement maîtrisés par des investisseurs déterritorialisés qui ont une vision à long terme.

Dans le secteur des services, après celui de l’industrie, la division du travail est sur le chemin de son accomplissement. En micro­nisant un processus en une infinité de composantes sans aucune valeur ajoutée, les nouveaux modes de production sont en passe de réussir un coup à trois bandes : se débarrasser du contrôle du temps sur les travailleurs, dont s’ensuit le délitement imparable de la subordination, qui entraîne à son tour l’ébranlement de l’emploi salarié. L’objectif de cet enchaînement trouve son expression juridique dans cette remarque de deux sommités en matière de droit du travail en Belgique : « La distinction entre un contrat d’entreprise et un contrat de travail réside dans le fait que ce dernier a pour objet d’exécuter le travail et non pas d’obtenir le résultat de l’exécution du travail […]. Lorsque le contrat ne vise qu’à obtenir un résultat déterminé, il ne peut être effectivement question de subordination si l’on attache à cette notion la signification qui doit lui être donnée dans le droit du contrat de travail (2). » Pour s’en convaincre, il suffit d’aller voir sur le site de Foule Factory (3) la valeur vantée de l’encodage d’un ticket de caisse : une « tâche collaborative » estimée à 5 centimes d’euro pour 22 secondes de « travail ».

La résistance, ou mieux encore le combat, contre cette machine de guerre n’est cependant pas une utopie. La coopérative à finalité sociale SMart a conclu en 2016 une convention avec Deliveroo après avoir constaté que cette entreprise, en Belgique, introduisait à tour de bras des coursiers dans notre écosystème en dépit des règles. Dans un moment où SMart était en situation de quasi-monopole d’une solution pour Deliveroo, qui se refusait à employer elle-même les coursiers, elle a pu forcer la branche belge de cette multinationale à payer les services des travailleurs à un niveau suffisant pour que le socle minimal de droits sociaux attachés au salariat soit respecté. SMart se chargeait quant à elle de salarier les coursiers, sous contrat de travail, et de facturer des services de livraison à vélo à Deliveroo.

Ni SMart ni les syndicats avec lesquels nous discutions de cette situation afin de l’améliorer encore n’étaient convaincus que cette formule était la bonne, mais, en l’état, elle était au moins la plus protectrice pour les coursiers.

Cette formule, cependant, a permis à Deliveroo de croître et de prendre une position suffisamment forte sur le marché pour mettre fin à la collaboration avec SMart en novembre 2017, quelques semaines après que le gouvernement belge eut annoncé de nouvelles mesures en faveur des plateformes, visant à autoriser un volume de travail en dehors de tout régime social, avec des rémunérations désocialisées et largement défiscalisées. Un travail qui, bien entendu, étant dépourvu de cotisations sociales, ne pouvait donner lieu au moindre droit à une prestation sociale quelle qu’elle soit…

Deliveroo, comme Uber et d’autres plateformes, recourt désormais à des travailleurs à la tâche, recrutés quasi à la criée, rémunérés en dehors de tout régime organisé en matière de droit social et de droit du travail. Et ce en Belgique, en France, en Espagne, partout en Europe sur le même modèle. L’affaire n’est cependant pas entendue : de nombreuses actions en justice grignotent peu à peu le terrain conquis par ces multinationales. Ainsi, l’arrêt de la Cour de cassation du 28 novembre 2018 a requalifié le statut d’autoentrepreneur des coursiers à vélo en contrat de travail !

Parallèlement, des coopératives de coursiers tentent de construire un autre modèle économique, non plus fondé sur une logique de casino financier à coups de levées de fonds en cascade et autres fusions et acquisitions, mais sur une démarche de services utiles et durables fournis par des travailleurs copropriétaires de leurs outils et animés par la simple volonté de vivre dignement de leur savoir-faire. Une définition parmi d’autres, finalement, de l’économie sociale et solidaire.

Il n’en reste pas moins que le mouvement entamé par ces entreprises digitales, adossé à la dématérialisation croissante des rapports sociaux et de production, à la puissance de ce qu’on appelle l’« intelligence artificielle », capable de reconstituer la valeur à partir des agrégats d’une masse infinie d’actes (de « tâches ») dépourvus, eux, de valeur, ne sera pas arrêté simplement par un nouveau modèle.

C’est le modèle du marché, où se nouent les relations entre clients et fournisseurs, B2B ou B2C, voire C2C (4), et donc de l’économie de marché, qui doit être remis en cause. On le sait depuis longtemps, on le dit de plus en plus largement… mais tout reste à faire. 

(1) Contrats déployés en Belgique dans l’ensemble du secteur non-marchand, générant un revenu plafonné à 6 000 euros par an, exonéré de cotisations sociales (et donc des protections inhérentes) et d’impôts.

(2) Compendium droit du travail 2013-2014, Willy van Eeckhoutte et Vincent Neuprez, Kluwer, 2013.

(3) www.foulefactory.com/la-foule

(4) B2B (business to business) : commerce inter-entreprises. B2C (business to consumer) : des entreprises aux particuliers. C2C (consumer to consumer) : échange entre consommateurs sans intermédiaire.

Sandrino Graceffa est directeur délégué du groupe SMart.

Économie
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