Un bâillon de plus sur le droit de manifester

Le gouvernement fait voter une loi, dite « anti-casseurs », jugée liberticide et dangereuse jusque dans les rangs macronistes.

Michel Soudais  • 6 février 2019 abonné·es
Un bâillon de plus sur le droit de manifester
© photo : Le 1er mai 2017 à Paris.crédit : Julien Mattia/NurPhoto/AFP

La « loi anti-casseurs », adoptée mardi par l’Assemblée nationale, suscite un tollé parmi les défenseurs des libertés publiques et des droits individuels. Sous prétexte d’empêcher les actes violents lors des manifestations, ce texte restreint la liberté de manifester et semble bien avoir pour objectif de dissuader un peu plus les citoyens d’exercer cette liberté, quand ils n’y ont pas déjà renoncé par crainte d’être victimes des agissements violents des forces de l’ordre nullement inquiétées par cette proposition de loi sécuritaire. Annoncée le 7 janvier par le Premier ministre, Édouard Philippe, pour durcir les sanctions contre les casseurs et les manifestations non déclarées, cette loi reprend une proposition de loi du sénateur Bruno Retailleau (Les Républicains), votée au palais du Luxembourg le 23 octobre en réponse au phénomène des « black blocs », et déjà dénoncée alors à gauche comme attentatoire aux libertés.

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Les « marcheurs » avaient alors voté… contre. Mais après plusieurs « actes » des gilets jaunes émaillés de violences, la grande majorité des députés de La République en marche s’est contentée de modifier à la marge un texte liberticide avant de l’approuver. Non sans avoir modifié son titre, conformément à la novlangue macronienne. Le texte sénatorial visait à « prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs » ; il vise désormais à « renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations ». Car le gouvernement assure, contre toute évidence, que ce texte n’est « pas une loi anti-gilets jaunes » ou « anti-manifestations », mais qu’il s’agit au contraire, ainsi que l’affirme le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, de « donner les moyens que le droit fondamental de manifester puisse être garanti ». Au prix d’un encadrement disproportionné.

En huit articles, cette future loi, qui fera l’objet d’un nouvel examen au Sénat, a pour unique objet de « renforcer les moyens juridiques et opérationnels des forces de l’ordre » lors des manifestations. Elle légalise la possibilité autour de l’événement de créer des « périmètres de sécurité » à l’entrée desquels il peut être procédé à des fouilles et palpations ; autorise l’inscription des « personnes faisant l’objet d’une interdiction de participer à une manifestation sur la voie publique » dans le « fichier des personnes recherchées », qui contient 620 000 noms ; instaure une peine complémentaire d’interdiction de manifester dans le code pénal pour accroître son prononcé ; punit rudement (un an de prison et 15 000 euros d’amende) le fait de masquer « tout ou partie de son visage sans motif légitime » ; permet des comparutions immédiates et des comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité, pour les délits liés aux attroupements, afin que la justice puisse aller plus vite ; valide un principe extensif du « casseur-payeur », l’État pouvant exercer un recours sur le plan civil contre toute personne à l’encontre de laquelle sera rapportée la preuve qu’elle a participé aux faits dommageables, mais sans la nécessité d’une condamnation pénale.

Réclamée par des syndicats policiers, cette loi est toutefois critiquée par l’Unsa-Police, l’une des trois organisations syndicales représentatives de la police nationale, qu’inquiète particulièrement l’extension, inscrite dans le texte à l’article 2, de l’interdiction administrative de manifester (IAM). « Cette mesure administrative relève de l’état d’urgence, il ne faut pas que l’exception devienne la règle, elle viendrait entraver la liberté fondamentale de manifester », avertit ce syndicat dans un communiqué. Selon lui, l’interdiction de manifester, déjà prévue par un article du code de la sécurité intérieure (L.211-13), « doit rester exclusivement une décision de justice et constituer un délit pour celui qui ne la respecterait pas ».

Cet article, le plus contesté de cette loi, prévoit en effet, dans sa nouvelle rédaction présentée par le gouvernement, que « le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, le préfet de police, peut, par arrêté motivé, interdire […] de participer à une manifestation sur la voie publique ayant fait l’objet d’une déclaration ou dont il a connaissance » à toute personne qui « constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ». Il suffit pour cela qu’il ait été constaté que cette personne se soit livrée lors d’une précédente manifestation à des « agissements […] ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi que des dommages importants aux biens ou la commission d’un acte violent ». Le gouvernement a étendu la possibilité de cette interdiction à un mois et à tout le territoire national. La participation à une manifestation « en méconnaissance de l’interdiction […] est punie de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ». Cette interdiction peut être également complétée par une obligation de pointage dans un commissariat ou une gendarmerie, dont le non-respect est passible « de trois mois d’emprisonnement et de 3 500 euros d’amende ».

C’est à son propos que le député centriste Charles de Courson a évoqué un retour à Vichy, et appelé avec gravité ses collègues à se réveiller : « Le jour où vous aurez un gouvernement différent, vous verrez, leur a-t-il lancé dans l’hémicycle. Quand vous aurez une droite extrême au pouvoir, vous verrez, c’est une folie que de voter cela ! » Message entendu par quatorze députés LREM (seulement) qui ont voté des amendements supprimant cet article liberticide.

« On ne dit pas qu’il est interdit de manifester. On dit qu’un employé du gouvernement peut l’interdire, s’il existe “des raisons sérieuses de penser”… », grince l’avocat et écrivain François Sureau dans un entretien au Monde. « Les digues ont sauté. Tout est désormais possible », poursuit ce proche de Macron, inquiet que « personne ne voit que le préfet ne “pense” pas par lui-même », mais « pense ce que le gouvernement lui dit de penser ».

« Cette idée d’un pouvoir d’interdiction du préfet, de mise à l’écart de citoyens qui n’ont pas été condamnés, me paraît tout à fait inquiétante, tonne l’avocat Henri Leclerc, président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme, interrogé par Mediapart. C’est encore une fois une dépossession du pouvoir judiciaire. »

« Cette loi n’est pas une mesure de droit, c’est une mesure de police », abonde l’avocat Jean-Pierre Mignard, membre de LREM. Un pas de plus dans la logique de justice prédictive. Or, alerte François Sureau, « on ne peut juger du droit de manifester seulement en fonction des débordements auxquels il peut entraîner. Sans cela, on pourrait aussi remettre en cause le droit d’association ou la liberté de la presse ». C’est pourtant la pente dangereuse prise par Emmanuel Macron.

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