Algérie : Un peuple se lève
Les Algériens sont plus que jamais décidés à en finir avec l’ère Bouteflika. Hommes et femmes de toutes générations le crient et le chantent dans les manifestations. Reportage.
dans l’hebdo N° 1543 Acheter ce numéro
Sur les hauteurs de Telemly, à Alger-Centre, il est 13 h 30 ce vendredi 1er mars. Au cinquième étage d’un immeuble, on entend le prêche du vendredi. La mosquée Wartilani est juste en contrebas. Cette fois, pas d’appel au calme plus ou moins masqué. Rien d’inhabituel, si ce n’est le bourdonnement des hélicoptères, véritable bande-son de la ville depuis l’aube. Dans l’apparente quiétude de ce jour de repos hebdomadaire, Hachemi et Farah, 27 et 26 ans, jeunes mariés, s’affairent à fabriquer des pancartes. Pour l’un, ça serait le visage du Premier ministre, Ahmed Ouyahia, barré de rouge. Pour l’autre, un hashtag « système pourri » et le chiffre 5 rayé, référence à la cinquième candidature du président Abdelaziz Bouteflika, 82 ans le lendemain.
Avant de partir – par les petites rues, c’est plus sûr –, on s’interroge vaguement sur l’opportunité de prendre les affiches. Et si on croisait la police ? Et puis non, rejoints par deux amis, on les embarque et le pas se fait de plus en plus pressé. Tout l’enjeu est de ne rien rater tout en n’arrivant pas les premiers. On craint quelques arrestations pour la forme. Mais la foule, arrivant de partout, par les petites ruelles comme les grandes avenues, est de plus en plus nombreuse, et l’allégresse communicative prend le dessus. Les slogans s’enchaînent, « le peuple ne veut ni de Boutef, ni de Saïd » (frère du Président, l’homme de l’ombre), « l’Algérie n’est pas une monarchie, c’est une république », « y’en a marre du gouvernement des gangs »… Et les pancartes rivalisent de mots bien sentis. « Want to be free, viva l’Algérie », « Nous ne voulons ni du cadre ni des clous qui le fixent ».
Ce « cadre » honni des Algériens, c’est le portrait encadré de Bouteflika, qui trône un peu partout et devant lequel les amis du régime viennent rendre hommage au Président, à défaut de pouvoir le voir en personne, puisque son état de santé ne lui permet plus de se montrer en public depuis son accident vasculaire-cérébral en 2013.
« Pour la dignité »
Difficile de quantifier une telle affluence : le lendemain, les journaux parleront de centaines de milliers, probablement plusieurs millions de manifestants dans le pays. Tout le monde est surpris, heureux de se compter et de se prendre en photo. Pour beaucoup, c’est la première manifestation. Casquette sur la tête et drapeau sur le dos, Amal, la trentaine, se dit « ni politisée ni rien », ce sont les réseaux sociaux qui l’ont encouragée à venir. « Pour la dignité », dit-elle. Elle est heureuse de voir « tout Alger », « les riches, les pauvres, les vieux, les femmes ». Un peu plus loin, Bouzed, qui était déjà là pour « la première », la manifestation du 22 février, celle dont on ne savait qu’attendre tant l’origine de l’appel, lancé sur Internet, était flou. Cette manif spontanée qui a finalement été suivie dans tout le pays et a enclenché les suivantes, celles des étudiants, des journalistes, des avocats.
Comme beaucoup des manifestants autour de lui, Bouzed, la quarantaine, n’a peur ni de la répression ni du passé. La menace d’un retour aux années 1990, cette décennie noire toujours brûlante dans les mémoires (on parle, chiffre invérifiable, de 200 000 Algériens tués), est souvent brandie par le pouvoir, comme le destin tragique d’autres pays. Sans aucune gêne, le Premier ministre a déclaré la veille de la marche : « Les citoyens ont offert des roses aux policiers, c’est beau, mais je rappelle qu’en Syrie ça a commencé aussi avec les roses. » Cette parole en a outré beaucoup et a vite été détournée sur les pancartes et dans un article du site parodique El Manchar, sorte de Gorafi local, qui titrait : « Trois fleuristes arrêtés à Alger pour complot contre la sécurité de l’État ». On pouvait aussi entendre fuser des blagues sur le cachir, devenu symbole de la soumission à l’État depuis que le pouvoir a offert des sandwichs à base de ce saucisson algérien aux personnes venues soutenir Bouteflika lors d’un meeting.
« La poupée est morte et l’affaire se poursuit »
« Les gens se lâchent », souligne, ravie, Bahia Bencheikh El Fegoun, réalisatrice, à la terrasse d’un café le lendemain matin. Elle a intitulé son dernier documentaire Fragments de rêves. En 2014, quand elle tourne ces images (le film est sorti en 2018, mais reste pour l’instant censuré en Algérie), ces fragments d’espoirs et d’aspiration à la liberté sont « brisés ». Aujourd’hui, « c’est une vraie réparation ». « L’image de soi a été tellement écornée, on retrouve une certaine estime », poursuit-elle. Elle évoque un slogan qui parle d’éveil – « et non de réveil, c’est différent » –, mais aussi une histoire particulière. « On n’a jamais été un peuple tranquille ; tout le temps, on essaie. » Dans Fragments de rêves, elle a filmé les manifestations des médecins à Alger, le mouvement des chômeurs dans le Sud, à Ouargla, ou encore les stades de foot, véritables lieux de politisation dont les chants sont aujourd’hui repris dans les rues. Le plus connu, « La Casa del Mouradia », du groupe Ouled El-Bahdja, supporters du club algérois USMA, combine références à la série télé La Casa del papel (une histoire de voleurs, qualificatif souvent repris pour qualifier les gouvernants) et le nom du palais présidentiel, El Mouradia. Les paroles sont évocatrices : « C’est bientôt l’aube et je n’ai toujours pas sommeil, je consomme à petite dose, à qui la faute, qui en est responsable ? Nous en avons marre de cette vie. » Avant d’égrener les mandats successifs de Bouteflika, « le premier mandat, disons qu’il est passé, on nous a dupés avec la décennie noire, […] au quatrième mandat, la poupée est morte et l’affaire se poursuit ».
Dans Fragments de rêves, Tarek brûle sa carte électorale dans les tribunes du stade et déloge les panneaux électoraux (fournée 2014) des rues de la capitale. Il finira par fuir son pays. En référence aux difficultés économiques et sociales immenses d’une majorité d’Algériens, Bahia Bencheikh El Fegoun dit : « Il va falloir composer avec la réalité. » Dans ce pays de 44 millions d’habitants, dont la moitié ont moins de 30 ans, près d’un quart des 15-25 ans sont au chômage et beaucoup pensent à l’exil – en 2017, environ 5 000 Algériens ont été arrêtés par les autorités alors qu’ils tentaient de quitter le territoire par la mer. L’économie du pays, fondée sur ses réserves de pétrole et de gaz, dont les revenus fondent à vue d’œil, d’autant que la demande intérieure augmente, est en équilibre plus que précaire, après des années de mauvaise gestion combinée à une chute du prix du baril. Et selon l’ONG Transparency International, l’Algérie se situe, en 2018, au 105e rang en matière de corruption sur 180 pays. À cette liste sans fin, Farah, de Telemly, ajoute des salaires bas et un sentiment de manque de liberté, notamment pour les femmes. Interne en psychiatrie, elle a participé au large mouvement de contestation du corps médical, réprimé, l’année dernière.
Mais pour le moment, dans les rues d’Alger et d’une dizaine de villes du pays, l’heure n’est pas aux solutions. « Il faut vivre le temps présent », explique la réalisatrice. « Et là, il est à la liberté. » Plus encore que lors de la marche du 22 février, la joie est manifeste durant toute l’après-midi du 1er mars, sur la place Audin et dans le tunnel des facultés. La foule est essentiellement jeune et masculine, mais personne n’est en reste. Au milieu de scènes de liesse, à côté d’un défilé des plus beaux scooters de la ville, une vieille dame souffle en souriant à ses deux amies : « Là, c’est l’Algérie du peuple. Ils ont voulu la prendre, mais elle est là ! »
« Pacifisme, pacifisme »
En 2006, l’écrivain Boualem Sansal fait paraître Poste restante : Alger. Lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes. Dès la première page, il écrit : « Il y a longtemps, trop longtemps on va dire, que nous ne nous sommes pas parlé. Comment mesurer le temps écoulé si personne ne bouge, si rien ne vient, si rien ne va ? » Treize ans plus tard, la parole est retrouvée. Les conjectures vont bon train. Et si le Président est au centre des contestations, c’est tout le système qui est rejeté. « Ils ont la tête dure », soupirait un manifestant, peu confiant dans la capacité des élites du pays à lâcher une machine mise en place depuis des années. Car, faut-il le rappeler, Abdelaziz Bouteflika est dans les rouages du pouvoir depuis bien longtemps. Fellaga durant la guerre d’indépendance, il est ministre des Affaires étrangères de 1963 à 1979, sous les présidences d’Ahmed Ben Bella et de Houari Boumédiène (après son coup d’État). Écarté du pouvoir pendant les années 1980, il sera élu président en 1999, à l’issue d’un scrutin sans adversaire. Beaucoup d’Algériens n’ont connu que lui à la tête de leur pays. Depuis son AVC en 2013, la gêne puis l’humiliation se sont installées.
Désormais, on n’entend plus la voix de Bouteflika : on peut voir un micro devant une photo portée par ses proches. Cela fait rire ou grincer des dents, selon l’humeur. « C’est la fin d’un cycle politique, mais on n’arrive pas à le fermer, soupire Hacen Ouali, du quotidien francophone El Watan. Bouteflika en est l’incarnation jusqu’à la caricature. » Mais en face, selon le journaliste, l’opposition est faible, voire inexistante après des années de sape du pouvoir pour l’empêcher d’éclore.
« Silmiya, silmiya » (« Pacifisme, pacifisme »), a scandé la foule. Cette marche du 1er mars n’aura vu qu’une scène, tardive et marginale, d’affrontements. En début de soirée, des manifestants munis de sacs en plastique passaient le balai sur le bitume près de la Grande Poste, bâtiment central d’Alger. On apprendra qu’un manifestant est mort d’une insuffisance respiratoire à la suite d’un mouvement de foule. Pas n’importe qui : Hassan Benkhedda était le fils d’un héros national, Benyoucef Benkhedda, dernier président du Gouvernement provisoire de la République algérienne en 1962, écarté du pouvoir par le « parti de l’armée », autre clan du FLN, et dont se réclame toujours aujourd’hui le pouvoir en place. L’histoire n’est jamais loin. Une autre figure nationale, héroïne de la bataille d’Alger (1957), Djamila Bouhired, 83 ans, marchait dans les rues de la capitale : « C’est une seconde indépendance qui est en marche. »
Dimanche 3 mars était le jour fixé pour le dépôt des candidatures à la présidentielle : les manifestations ont continué, à Annaba, Constantine, Oran, Béjaïa… À Alger, le centre-ville était paralysé par la foule. Mais cela n’a pas empêché Abdelaziz Bouteflika d’envoyer son nouveau directeur de campagne – le précédent a été limogé au lendemain de la manif du 1er mars – déposer sa candidature. « On ne peut plus faire la politique de l’autruche », affirme Zoubida Assoul, avocate, à la tête de l’Union pour le changement et le progrès (UCP), l’un des trois partis (aux côtés de personnalités de la société civile et d’associations) membres de Mouwatana, le collectif créé en juin 2018 qui a appelé à la première manifestation du 22 février. Zoubida Assoul n’est pas surprise de cette « attitude jusqu’au-boutiste ». Grève générale, sit-in, désobéissance civile : en plus des marches, sa formation réfléchit à des propositions d’action. Pour elle, « le peuple n’arrêtera pas, sa maturité politique dépasse de loin celle de nos dirigeants ».