Au-delà du corps et de l’esprit
Issu de l’univers du baroque, Vanasay Khamphommala pose dans Orphée aphone les bases de sa pratique queer de la scène.
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La scène de théâtre, pour Vanasay Khamphommala, est le lieu de tous les antagonismes. Espace de jouissance d’autant plus forte qu’elle est interdite, elle permet le mariage entre le sublime et le trivial. L’expérience érotique y mène à la pensée et à la poésie. Ceux qui l’investissent avec lui doivent avoir l’ambition de « transphormer le monde », écrit l’artiste sur le dossier d’Orphée aphone, la première création de sa compagnie Lapsus chevelü. Ils doivent « déstabiliser les repères établis pour créer des beautés nouvelles ». Des merveilles qui se jouent de toutes les normes, à commencer par celles du genre.
C’est donc une vision queer de la scène que défend Vanasay. Cela dans l’ensemble du processus, depuis la production de ses spectacles jusqu’à leur représentation. Une démarche singulière qui ouvre de nombreuses alternatives possibles aux carcans actuels de la création théâtrale.
Alors qu’il opérait jusque-là dans une ombre relative, surtout en tant que dramaturge au CDN de Tours, c’est son Invocation à la muse qui fait connaître Vanasay Khamphommala en tant qu’auteur et metteur en scène. Créé l’été dernier au Festival d’Avignon dans le cadre des Sujets à vif, ce rituel qu’il réalise avec l’artiste queer d’origine afro-caribéenne Caritia Abell dit d’emblée son désir de rendre le théâtre perméable à d’autres cultures et pratiques. En l’occurrence à la BDSM (bondage, discipline et sadomasochisme), type d’échange sexuel qui nourrit chez lui un imaginaire mythologique. Et lui permet de vérifier le lien entre délires érotique et poétique, exposé par Platon dans Phèdre.
Aujourd’hui placée en prologue d’Orphée aphone, cette Invocation est l’une des nombreuses métamorphoses de Vanasay. Une de ses multiples recherches ovidiennes et queer, qui détone dans un festival dont l’audace n’est plus la première des qualités.
« La pensée queer va bien au-delà des questions liées au genre. La critique de l’institution, par exemple, est centrale. Elle l’est aussi dans mon travail, où je cherche toujours à renégocier mes rapports avec les différentes structures avec lesquelles je suis impliqué. Et ce depuis la création de ma première compagnie, L’École de la Nuit », explique l’artiste.
Créée il y a dix ans, en référence à un groupe de libres penseurs de l’Angleterre élisabéthaine, la troupe en question tente d’inventer à son échelle une autre économie culturelle. Elle crée des performances dans des espaces inattendus et imagine des passerelles entre art et érotisme, qu’elle finance en pratiquant diverses formes d’« échange libre », comme la collecte de fonds entre particuliers.
Cette période est déterminante dans la construction de l’homme de théâtre qu’est aujourd’hui Vanasay. Il en garde un esprit de funambule. Un goût du jeu sur les rapports entre le centre et la marge, et un esprit joyeusement transgressif que l’on retrouve intacts dans Orphée aphone. Nécessaire pour que puisse prendre forme son imaginaire vaste et complexe, son rapprochement de l’institution n’a pas changé sa méfiance envers elle. Pour preuve, le mode de création collectif, sans hiérarchie, qu’il a mis au point au sein de Lapsus chevelü. Caritia Abell, le comédien et performeur Théophile Dubus, le musicien Gérald Kurdian, la scénographe Caroline Oriot, la costumière Juliette Seigneur et l’éclairagiste Pauline Guyonnet ont eu, dit-il, « en charge l’ensemble du travail plastique d’Orphée aphone, où j’incarne successivement le héros éponyme et son Eurydice, qu’il part repêcher aux Enfers. De toute la période de création, je n’ai voulu regarder aucune image du spectacle afin de laisser mes collaborateurs libres d’y exprimer leur sensibilité et d’utiliser ce moment pour développer leurs propres recherches. Nous sommes des chevalier·ère·s de la Table ronde ». Résultat : une sublime métamorphose dont la violence égale la tendresse. Et l’amour.
Car c’est à ce dieu-là que Vanasay fait le plus d’offrandes. Pour lui, il repousse les limites de son corps et de son esprit. Il se fait tatouer les premiers vers du livre d’Ovide. Il s’initie à Berlin à des pratiques érotiques moins pratiquées en France, et surtout avec moins de liberté. Il se met à nu dans tous les sens du terme, par exemple lorsqu’il clôt Orphée aphone en chantant une chanson d’amour avec une boule à facettes en guise de cache-sexe. L’hybride, la cohabitation du haut et du bas, du kitsch et de l’élégant, tend chez Vanasay Khamphommala à la réconciliation. À la tendresse.
Pour approcher cette utopie, l’artiste ne néglige aucune des connaissances et aucun des savoir-faire acquis sur les plateaux de théâtre et ailleurs. Dans l’univers du baroque dont il est issu, à l’École normale supérieure, à Harvard et à l’université d’Oxford, dans la classe libre du Cours Florent, en tant que comédien ou que traducteur de Shakespeare et d’Howard Barker. Auprès des communautés trans et homosexuelles d’Allemagne, dont il adopte pour ses créations le principe des cercles de parole…
À force d’étudier les mythes, Vanasay aurait-il percé le mystère des vies parallèles ? Son explication est plus réaliste. « Étant non binaire et racisé – mon père est laotien –, j’ai très vite eu conscience que je n’aurais pas accès au centre. J’ai donc multiplié les moyens de m’arranger avec lui. » Et ce n’est pas terminé. Ayant longtemps occulté la part laotienne de son identité, Vanasay comble depuis quelque temps ses lacunes en la matière. Par le voyage, mais aussi par le travail. Aux Plateaux sauvages à Paris, où il présente Orphée aphone, il vient par exemple de mener avec des adolescents un projet intitulé Asian beauties, où il questionne les représentations contemporaines des Asiatiques. Toujours pour aller au-delà des vérités et des apparences admises. Vers le queer.
Orphée aphone, 11-15 mars, Les Plateaux sauvages, Paris XXe, 01 40 31 26 35, www.lesplateauxsauvages.fr