Brésil : « La bête fasciste est hors de contrôle »
Figure de la défense du droit des femmes, des LGBT ou des Noirs, Jean Wyllys, menacé de mort pour son engagement, a fui le régime Bolsonaro. L’ex-député poursuit son combat en Europe.
dans l’hebdo N° 1545 Acheter ce numéro
Sa visite parisienne d’une courte semaine tient du marathon ministériel, agenda de rencontres plein à craquer. Jean Wyllys était attendu avec impatience samedi dernier par une centaine de militants des droits humains, pour une intervention organisée à Paris par les associations Amnesty International, Coletiva Marielles et Autres Brésils : « Un an après l’assassinat de Marielle Franco, dénoncer les violences d’État au Brésil ». Du sur-mesure pour celui qui a démissionné mi-janvier de son mandat de député fédéral brésilien et s’est exilé en Allemagne en raison des menaces de mort qui le visaient et qui se sont accentuées depuis l’élection de Jair Bolsonaro. Militant du PSOL (gauche), défenseur emblématique de la cause LGBT, Jean Wyllys, 45 ans, s’est définitivement fait connaître du grand public lors de la mémorable soirée du 17 avril 2016, quand les parlementaires fédéraux se sont majoritairement prononcés pour la destitution de la présidente Dilma Rousseff, dans un rare climat de haine et de sexisme. Alors que le député Bolsonaro dédiait son vote « pour » au colonel Ustra, tortionnaire de celle qui était alors guérillera pendant la dictature militaire, Wyllys est allé lui cracher au visage.
Vous étiez très proche de Marielle Franco, conseillère municipale de Rio de Janeiro exécutée par balles ainsi que son chauffeur, Anderson Gomes, le 14 mars 2018, alors qu’elle enquêtait sur les exécutions extrajudiciaires pratiquées par la police militaire dans les favelas…
Jean Wyllys : Avant toute chose, il me faut parler de l’impact psychologique qu’a représenté pour moi sa disparition. J’ai récemment écrit un texte pour exprimer la difficulté qui m’a assailli le soir de sa mort. Se mêlaient intimement la douleur de la perte d’une amie très chère et le sentiment du devoir d’agir en tant que parlementaire, comprenant qu’il s’agissait d’interpréter cette exécution comme un attentat à notre démocratie, et comme un paroxysme de la montée d’une extrême droite liée aux forces du crime. Le matin suivant, je demandais la création d’une commission d’enquête indépendante, qui nous a été accordée et que j’ai coordonnée. Avec la mission de répondre à trois questions : qui sont les assassins ? Qui sont les commanditaires ? Quelles sont leurs motivations ?
Dans le même temps, il a fallu immédiatement batailler sur les réseaux sociaux pour contrecarrer la narration diffamatoire de l’extrême droite contre Marielle Franco, un véritable modus operandi destiné à détruire sa réputation pour en faire une ennemie publique et ainsi « justifier » son exécution. En faisant disparaître Marielle, on a voulu faire avorter le projet de société inclusive qu’elle portait, femme lesbienne, noire, habitante d’une favela, de gauche.
Où en est l’enquête judiciaire ?
La commission indépendante, qui a remis son rapport en décembre dernier, a de prime abord joué un rôle fondamental pour mettre en lumière les nombreux dysfonctionnements du processus. Ainsi, l’affaire est restée privée de procureur pendant des semaines, le Ministère public (1) n’a pas été directement associé aux investigations. C’est la police civile qui les a dirigées… sans impliquer sa cellule spécialisée dans le crime organisé ! Les organisations internationales de défense des droits humains nous ont beaucoup soutenus, ce qui nous a permis, via la presse notamment, de faire pression sur les organes de l’exécutif et les entités liés à l’affaire, afin d’éviter son enlisement.
Nous sommes parvenus au point où des soupçons ont convergé vers des responsables de haut niveau, suscitant une incroyable déclaration du ministère de la Sécurité publique : il n’était pas question de divulguer le nom des personnalités politiques impliquées, car cela pouvait nuire à l’enquête à la veille de l’élection présidentielle !
La montée du candidat Bolsonaro a-t-elle eu des conséquences sur cette recherche de la vérité ?
Le flux de fausses informations et les opérations de diffamation contre Marielle se sont accentués. J’ai reçu des menaces de mort qui n’ont pas déclenché la moindre investigation judiciaire. La police fédérale a feint d’ouvrir cinq enquêtes, immédiatement refermées. J’ai bien obtenu une escorte policière, mais uniquement pour les trajets liés à mes mandats de député fédéral et de coordinateur de la commission indépendante. On peut imaginer ce qu’est devenue ma vie quotidienne… D’autant plus que les milices mafieuses, qui ont des tentacules jusque dans l’État, ont littéralement interdit l’accès de pans de territoire entiers lors de la campagne à des candidats de gauche à la députation (2). Enfin, les fausses informations qui visaient Fernando Haddad (3) étaient très majoritairement centrées sur des questions de genre et de sexualité dans lesquelles j’étais systématiquement pris à partie. Chaque jour ou presque, j’entendais dire : « Maintenant que Bolsonaro est élu, tu ne passeras pas l’année 2019 »… Mon assassinat était en quelque sorte devenu un événement tout à fait prévisible et naturel ! D’autant plus que le Brésil a ostensiblement ignoré la demande de protection de ma personne formulée par la Commission interaméricaine des droits humains, et que la famille Bolsonaro me traite personnellement comme un ennemi et non pas comme un adversaire politique.
Je suis ressorti exténué de cette période, convaincu que j’allais mourir sous peu. J’en suis clairement arrivé à la conclusion, et dès la fin 2018, qu’il ne m’était plus possible de vivre au Brésil, et a fortiori d’y défendre mes idées. J’ai opté pour la vie, et pour pouvoir la consacrer à la cause des femmes, des Noirs, des Indiens, des habitants de favelas, des LGBT.
On a appris la semaine dernière que deux policiers militaires à la retraite ont été arrêtés et inculpés dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat de Marielle Franco, le tireur et le pilote de sa voiture, et qu’ils auraient des liens avec la famille Bolsonaro… Est-ce crédible ?
Tenons-nous en aux faits bruts. Ainsi, la famille Bolsonaro n’a pas exprimé la moindre condamnation de l’assassinat de Marielle Franco. Au contraire, elle a multiplié les discours et les éloges envers l’action de milices liées – c’est documenté – à des intérêts mafieux et impliquées dans des cas d’exécution sommaire. Flávio Bolsonaro, fils aîné du Président, lorsqu’il était député de l’État de Rio, a employé la femme et la mère d’un autre ex-militaire milicien. Il est également accusé de malversations financières en lien avec une milice. Les deux inculpés sont voisins des Bolsonaro dans une résidence proche de Rio. La police a mis la main sur 117 fusils chez l’un d’eux, à l’évidence lié au trafic d’armes. Les services secrets pouvaient-ils sérieusement l’ignorer, sauf à considérer qu’il ne constituait aucune menace pour le Président ?
Comment expliquez-vous que ces informations sortent aujourd’hui dans la presse, alors que des éléments le laissaient supposer depuis un moment ?
C’est parce que la bête fasciste est hors de contrôle. Le gouvernement abrite des fanatiques religieux et des psychotiques, très largement incompétents, tout comme Bolsonaro, dont le comportement menace désormais clairement les intérêts économiques, qui détiennent les plus grands titres de presse. Une journaliste du quotidien O Estado de São Paulo mène actuellement une enquête qui pourrait gravement compromettre le fils du Président. Le même journal, l’un des plus conservateurs, affirmait pourtant il y a peu que Bolsonaro était loin de menacer la démocratie ! Cette presse n’est plus aussi aveugle aujourd’hui, elle se rend compte que l’irresponsabilité du pouvoir menace les intérêts des élites économiques qui la possèdent.
Les mouvements sociaux brésiliens parviennent-ils à reprendre pied, dans ce contexte ?
Difficilement. Les grands organismes, comme le Mouvement des paysans sans terre (MST) ou le Mouvement des travailleurs sans toit (MTST), tentent d’agir dans un contexte totalement défavorable. Ils sont criminalisés et considérés par le gouvernement comme des ennemis, voire des terroristes.
Et comment comptez-vous agir, en exil ?
J’étais un député honnête, je suis donc matériellement assez dépourvu et je dépends de la solidarité internationale. Je ne dispose plus de mon immunité parlementaire, je suis redevenu un simple défenseur des droits humains. Aussi, je vais continuer à dénoncer les atteintes, les violences policières, la criminalisation des militants, les attaques contre la démocratie, avec ma voix qui a gagné une certaine portée. La semaine dernière, alors que j’intervenais dans une session consacrée au populisme et à la montée de l’extrême droite dans le monde, à la Commission des droits humains des Nations unies à Genève, l’ambassadrice du Brésil a fait irruption pour lire un texte où elle m’a qualifié « de honte ». L’ambassadrice s’est couverte de ridicule, et j’ai été applaudi debout par la salle.
Je suis donc une menace pour l’image du gouvernement brésilien à l’étranger. Et je vais aussi continuer à me battre, dans la mesure du possible, pour que se poursuivent les investigations sur l’exécution de Marielle Franco. La presse internationale a un rôle important à jouer dans cette bataille.
(1) Chargé de la défense du droit et des citoyens.
(2) On vote au Brésil le même jour pour la présidence, les chambres législatives aux niveaux fédéral et des États, ainsi que pour des gouverneurs d’État et une partie du Sénat.
(3) Le candidat du Parti des travailleurs (PT) qui a affronté Bolsonaro au second tour, le 28 octobre 2018.