Chacun cherche son « grand débat »
Culture, santé, précarité : des thèmes absents des réunions publiques voulues par le gouvernement. Alors d’autres rencontres s’organisent, d’où émergent de nouvelles solidarités et des propositions.
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La loi santé débattue au Parlement
Pourquoi n’avoir pas organisé de grand débat pour préparer la loi santé ? Les grands débats spontanés qui se tiennent depuis plusieurs semaines, notamment dans les hôpitaux parisiens, font, entre autres, émerger des inquiétudes relatives à cette nouvelle loi. Les 23 articles de « Ma Santé 2022 » présentés par la ministre Agnès Buzyn ont démarré leur parcours parlementaire le 18 mars. Le texte porte des mesures phares comme l’abolition du numerus clausus, mais ne dit pas comment en finir avec le sacro-saint concours d’entrée en deuxième année de médecine car la sélection est maintenue. Idem pour la révision de la carte hospitalière : 500 à 600 hôpitaux de proximité devraient être labellisés, mais lesquels, avec quels moyens, quelle concertation ? Plus de 3 000 amendements ont été déposés. Huit mesures devraient passer par ordonnance. Ingrid Merckx
Jeunes passionnés de rap, habitués de longue date, artistes ou simples curieux, chacun prend place sur les gradins, le regard tourné vers un grand écran. L’ambiance est chaleureuse, les blagues fusent, suivies d’éclats de rire. « Mais si, voyons, c’est au moins la troisième fois qu’on se voit ! » lance un spectateur à son voisin avant de lui asséner une grande tape dans le dos.
C’est en effet le troisième et dernier débat sur la culture organisé par le Studio Théâtre de Stains. « On a constaté que la culture avait été oubliée dans le “grand débat national”, donc on a décidé de faire quelque chose », nous explique la responsable de la communication du théâtre. Lors du débat organisé aux Beaux-Arts à Paris, le 5 mars, par Beaux-Arts magazine et la Fondation du patrimoine, qui a réuni essentiellement des grands noms du monde de la culture et des médias, les Stanois étaient restés sur leur faim.
Même constat du côté des associations qui prennent en charge les plus démunis. Ces absents du « grand débat » macronien ont donc décidé de prendre la parole en organisant leurs propres rencontres. « Les élus ne connaissent pas notre quotidien », « on nous prend pour des idiots », « je vends mes meubles pour payer la cantine », « mon fils dort sur un matelas gonflable »… Les plus précaires ont pu exprimer leurs difficultés et proposer des mesures concrètes grâce aux 150 débats organisés par le Secours catholique dans toute la France. « Dans le grand débat national, les intervenants parlent de quotidiens tellement différents de ceux des personnes en situation de précarité qu’elles n’y seraient pas allées, explique l’association. Il fallait leur permettre de s’exprimer. » Le Samu social de Paris et Emmaüs se sont également engagés dans la brèche pour faire entendre la voix des plus démunis.
Dans le milieu de la santé, on ne s’est pas davantage senti représenté. « Cela a choqué tous les professionnels de santé », rapporte Jacques Trévidic, président de l’intersyndicale Action praticiens hôpital (APH). Avec le syndicat Jeunes Médecins (JM), ils ont alors organisé dans plusieurs hôpitaux, dont La Pitié-Salpêtrière à Paris, leurs propres rencontres, réunissant des professionnels qui ne se croisaient que rarement et des usagers. « Il fallait prendre le pouls de tout le monde, explique Emanuel Loeb, président de JM. Et exprimer aussi nos inquiétudes relatives au plan santé 2022. » L’initiative s’est étendue aux services des urgences d’une dizaine de grandes villes, qui ont également proposé des discussions publiques le 12 mars.
Que ce soit du côté des plus précaires, de la santé ou de la culture, tous ces débats en marge ont surpris leurs organisateurs par le succès rencontré, la profondeur des échanges et l’implication des participants.
Dans le petit amphithéâtre du Studio Théâtre de Stains, ce 13 mars, les échanges sont marqués par une grande bienveillance. Au programme, la concentration des grands établissements culturels à Paris intra muros, le coût de la culture, sa place à l’école et dans l’espace public, les fractures générationnelles ouvertes par les nouvelles technologies, le statut des artistes… Scrupuleusement, de nombreuses personnes prennent des notes. Des professionnels de l’art échangent avec des profanes, des inconditionnels de la scène avec des mordus de Netflix. « Nous nous sommes aperçus que les gens avaient envie de parler, qu’ils avaient besoin de vider leur sac, explique encore la chargée de communication du lieu. Lors de la première rencontre, on n’arrivait pas à les arrêter ! Du coup, on a décidé de faire un deuxième débat, puis un troisième. »
Le bilan est plus mesuré dans le secteur de la santé. « La participation a été relative, constate Emanuel Loeb. Il y avait surtout des personnels médicaux et des personnes déjà engagées. » L’envie d’échanger était bien présente, mais « le syndicalisme médical n’est pas très professionnalisé et il faut des moyens qu’on n’a pas pour organiser les débats, communiquer… », reconnaît le jeune praticien. Cependant, la plateforme mise en place du 1er mars au 2 avril a déjà récolté quelques milliers de votes, avec des propositions autour de la suppression de la tarification à l’acte, la sauvegarde des hôpitaux de proximité, une définition du ratio de personnel médical nécessaire par lit sur des critères médicaux et non plus de rentabilité, le respect du temps de travail des médecins hospitaliers, la prise en compte de la pénibilité du travail de nuit et le week-end, etc. À l’intersyndicale APH, on reste donc optimiste pour la suite.
Au Secours catholique, on se félicite du résultat : « Il y a eu des témoignages très forts et de nombreuses propositions, y compris sur des sujets oubliés. Nous sommes ravis de l’impact et de l’ampleur des débats. » Les propositions ont été très concrètes : porter le RSA à 50 % du revenu médian (855 euros pour une personne seule), revoir la progressivité de l’impôt sur le revenu, mieux isoler les logements pour réduire la consommation énergétique ou encore simplifier les démarches et proposer des alternatives au « toutnumérique » administratif. « Participer à des débats, c’est donner confiance au citoyen pour qu’il soit acteur de sa vie », ont conclu les débatteurs. « Maintenant, l’objectif est de faire remonter les propositions reçues, affirme-t-on au Secours catholique. Il ne faut pas que ça reste lettre morte. »
Même détermination pour la culture, où l’équipe du Studio Théâtre de Stains compte bien transmettre au gouvernement les propositions retenues : favoriser des établissements à taille humaine, adapter les manifestations culturelles aux personnes en situation de handicap physique ou mental, créer des liens entre les centres dramatiques nationaux et les petites compagnies, bénéficier d’un droit de regard sur le budget alloué à la culture, donner à voir la diversité sociale dans l’audiovisuel… « Il y a le monde entier en banlieue, il faut que la culture parte de là », résume un participant. Il a été décidé de créer un comité de vigilance citoyen pour suivre l’affaire.
Pour les personnes présentes à la rencontre du 13 mars, il faut aller plus loin. « Les débats, c’est fondamental dans tous les domaines, remarque Séverine, 50 ans, plasticienne. Il faudrait des débats plus réguliers, voire une éducation au débat dès l’école. » Marianne, 29 ans, renchérit : « Il faudrait pérenniser cette démarche. Ce partage d’expériences était très enrichissant. » « Je n’étais pas sûre de prendre la parole ce soir, avoue Nadia, une costumière parisienne de 36 ans. Mais, en voyant à quel point les gens avaient envie de parler, je m’y suis mise aussi. »
Après un verre partagé au bar du théâtre, les discussions s’animent. On lance des projets, on programme des dîners. « Le grand débat aura au moins servi à ce qu’on se rencontre », se réjouit Lucie. Beaucoup doutent que le gouvernement prenne leurs propositions au sérieux, mais tous semblent déterminés à poursuivre l’expérience. À Stains et ailleurs, la démocratie participative semble déjà en marche.