En Islande, le patriarcat à la racine
Dans le pays où la conquête institutionnelle de l’égalité des genres est la plus avancée, la résistance du machisme se concentre aujourd’hui sur les comportements individuels.
dans l’hebdo N° 1543 Acheter ce numéro
Le 20 novembre 2018, six membres du Parlement islandais se lâchent en buvant des coups au Klaustur, un bar tout proche. Les échanges prennent un tour douteux. Choquée, une cliente les enregistre avec son mobile et transmet le fichier aux médias. Les termes, sexistes et parfois très crus, portent sur l’apparence et l’intelligence des femmes parlementaires. Une ancienne élue est visée en particulier : Freyja Haraldsdóttir, militante pour les droits des personnes handicapées – elle-même est atteinte de la « maladie des os fragiles ».
L’enregistrement se propage sur les réseaux sociaux et le scandale est immédiat. Deux des députés sont exclus du Parti du peuple (socialiste populiste), dont ils sont issus, sans toutefois démissionner du Parlement, ce qu’une partie de l’opinion publique leur enjoint de faire. Les quatre autres, dont une femme (qui n’a pas alimenté les propos incriminés), se contentent de maladroites excuses. Notamment l’ancien Premier ministre, Sigmundur Gunnlaugsson, président du Parti du centre (populiste), dont sont membres les quatre députés, qui s’émeut de l’usage qui est fait de conversations privées entre politiques. Freyja Haraldsdóttir, sur son blog, a rejeté ses excuses : « Il existe des milliers de manières d’exprimer des divergences d’opinions sans avoir recours à des moqueries sur le corps et l’apparence d’une femme. »
L’affaire, dénommée « Klausturgate » par certains commentaires, apparaît à Oktavía Jónsdóttir comme emblématique de l’état de la lutte contre le machisme et le patriarcat en Islande. « Jusqu’à présent, la société s’est attachée à minimiser, à tous les niveaux institutionnels – politique, administration, etc. –, l’expression systémique des différences de traitement entre les hommes et les femmes ainsi que les autres genres (1), constate la députée suppléante du Parti pirate islandais (2), qui en préside également la branche “Féministes”. Mais, aujourd’hui, il faut mener une lutte au niveau de comportements et de modes de pensée individuels, ancrés dans une culture séculaire que de nombreuses femmes ont également intériorisée. »
L’Islande est classée depuis une décennie, sans discontinuer, au premier rang d’une étude annuelle réalisée par le Forum économique mondial sur le degré d’égalité entre les femmes et les hommes, selon un indice économique (salaires, gouvernance, etc.), sanitaire, éducatif et politique (accès aux hautes fonctions). La date du 24 octobre 1975 y est aussi fameuse que Mai 68 en France : ce « jour le plus long », comme l’ont alors baptisé les hommes, plus de 90 % des femmes se sont mises en grève professionnelle et domestique, arrêtant d’un coup le pays, pour revendiquer plus de considération, défilant en masse dans les rues de la capitale, Reykjavik, et dans diverses localités. L’acte de naissance d’un puissant mouvement féministe et d’une prise de conscience collective qui conduira à une série de dispositions légales visant à réduire le fossé entre femmes et hommes dans la société. L’Islande est fière de compter, avec Vigdís Finnbogadóttir, la première femme élue au suffrage universel à la présidence d’un pays, en 1980, et restée en poste pendant seize ans (record féminin également). Et si le Parlement comprend actuellement 38 % d’élues, la proportion atteignait 48 % lors de la précédente mandature.
Grâce à des mesures d’accompagnement, plus de 90 % des femmes ont un emploi, l’un des plus hauts taux au monde. Les communes se doivent de garantir, si besoin, la prise en charge dans la journée de tout enfant à partir de 2 ans. Et le congé parental (neuf mois) peut être assuré jusqu’aux deux tiers par le conjoint masculin.
L’écart de salaire entre femmes et hommes au sein d’une même entreprise (à durée de travail et poste similaires) est illégal depuis près de soixante ans. Mais les dispositions de ce type, adoptées par plusieurs pays dans le monde, sont généralement inefficaces : il incombe aux salariées d’établir la difficile preuve de l’inégalité de traitement. Depuis 2018, pionnière mondiale, l’Islande a inversé la charge de la preuve : c’est aux entreprises de justifier, sous le contrôle d’un organe de certification indépendant, qu’elles ne créent pas de discrimination salariale. Ou de publier les écarts (actuellement de l’ordre de 18 %) (3), qui doivent être résorbés sous cinq ans.
« Certes, de nombreuses avancées ont été accomplies, et devant nos revendications persistantes, on entend râler des hommes expliquant qu’ils font de leur mieux pour la promotion de la femme au travail, à la maison, dans la société, commente Oktavía Jónsdóttir. Mais c’est que nous sommes encore loin du bout du chemin. Il faut prendre conscience que toutes ces évolutions ont été octroyées dans un système de pensée patriarcal, avec des standards établis par des hommes, et qui impose aux femmes de s’y adapter pour gagner leur place. »
La loi impose-t-elle un minimum de 40 % de femmes au sein de la gouvernance des plus grandes entreprises ? Moins de la moitié des conseils d’administration concernés respectent la règle. Côté salaires, il faudra aussi s’interroger sur les critères qui fondent la « valeur » d’un travail, souligne Brynhildur Ómarsdóttir, directrice de l’Association islandaise pour les droits des femmes, en vérifiant si dans l’administration ou l’enseignement, par exemple, les postes ne sont pas moins rémunérés parce que plus susceptibles de convenir aux femmes que la construction ou la pêche (4).
« En Islande, la bataille féministe, aujourd’hui, consiste à conquérir l’égalité selon nos propres termes, résume Oktavía Jónsdóttir. En faisant notamment reculer la discrimination de genre et le harcèlement sexuel, qui perdurent même si les femmes sont beaucoup plus tranquilles ici qu’ailleurs. À ce titre, l’affaire de la Ligue du LOL en France nous a choqués, dépeignant une société où le machisme les aurait insécurisées dans tous les espaces : la sphère numérique désormais, après le monde du travail, les lieux publics et le domaine privé. »
L’élue, 40 ans, se réjouit cependant de l’émergence d’une conscience nouvelle au sein des jeunes générations, « qui ne considèrent pas le féminisme comme une affaire de femmes, mais comme un enjeu collectif dont les hommes ont tout autant la charge, de leur propre initiative, sans attendre d’y être éduqués par les femmes ».
(1) Transgenres, queer (qui refusent de se définir comme homme ou femme), etc.
(2) Qui a obtenu six député·e·s (sur 63) lors des élections de 2017.
(3) Selon le Forum économique mondial, et parmi les moins élevés au monde.
(4) Citée par nbcnews.com, 13 janvier 2018.