« En vingt ans, Bouteflika a effacé toute structure »
Pour le sociologue Nacer Djabi, le soulèvement des Algériens est historique et unit toutes les strates de la population contre un système corrompu et clanique.
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Nacer Djabi est sociologue, spécialiste des luttes sociales et du mouvement syndical algériens. En 2017, il a décidé de quitter l’université nationale, qui « agonise sous nos yeux », en dénonçant le régime, qui « n’a fondamentalement aucune volonté de réforme, ni dans l’Université ni dans d’autres domaines ».
Comment expliquer une telle longévité de la présidence Bouteflika ? Est-elle due à la faiblesse des oppositions politiques ?
Nacer Djabi : L’opposition n’est pas importante en Algérie. Bien sûr, il y a des candidats, mais ce sont de petits partis qu’on n’a pas laissé travailler (certains boycottent d’ailleurs l’élection). Bouteflika a éliminé toutes les institutions. Prenez le Parlement : son ancien président, Saïd Bouhadja, a été limogé sans que l’on sache pourquoi. Son successeur a été mis à la tête du Parlement de manière illégale. En vingt ans, Bouteflika a effacé toute structure. La seule institution qui reste, c’est sa personne. Il faut bien comprendre son cursus : en 1978, il pensait devenir président après la disparition de Boumédiène. Ce n’est pas arrivé et il a risqué la prison. En 1999, il arrive au pouvoir après le retrait surprise du président Liamine Zéroual. Depuis, il pense que lui et son entourage sont là par une sorte de droit divin.
Ce n’est pas un problème de candidatures, c’est un problème d’élections, car ce n’est pas une compétition, mais un piège : personne ne peut passer. Bouteflika tient la télévision, il a tout de son côté. L’important est désormais ailleurs : c’est la population. La foule est immense. Il y a des femmes, des familles. C’est pacifique, grandiose. Et inédit. Cela se passe dans les 48 wilayas (1), parfois dans deux villes au sein de la même wilaya.
Comment le système peut-il changer ?
C’est la grande question. Il commence à y avoir des dissidences, notamment au sein du Forum des chefs d’entreprise (FCE). Certains ont profité du système pendant vingt ans, ils ont eu des contrats, bénéficité de largesses. Beaucoup ont fait sortir de l’argent, ils ont acheté des biens à l’étranger. L’Algérie est dans tous les rapports internationaux qui traitent de la corruption. Les patrons évoluent dans un système où l’impunité est la règle. Mais pour certains, aujourd’hui, c’est trop. Il y a même eu des dissidences au sein du FLN et de l’UGTA (2).
Qu’en est-il des autres pans de la population ?
Le pouvoir a acheté la paix sociale, notamment au moment des printemps arabes. En 2014, le directeur de campagne d’Abdel-aziz Bouteflika a dit aux jeunes qu’ils n’étaient pas obligés de rembourser les prêts alloués par le gouvernement, qu’ils pouvaient utiliser l’argent pour se marier. Le pouvoir a aussi donné des logements sociaux et des emplois fictifs. Mais il n’a pas de réels soutiens. Ainsi, à Paris, les personnes présentes à la manif en sa faveur n’étaient que des clowns, ils ont été payés. Les chiffres des élections ne disent rien puisqu’ils sont faux. Mais on ne peut pas tout cacher.
Comment décrire la sociologie électorale du pays ?
Les habitants des grandes villes, les jeunes, les personnes éduquées, celles qui ont émigré et les Kabyles ne votent pas. Le pouvoir a toujours fait en sorte d’isoler la Kabylie (3), de la présenter comme anti-nationale. Mais cette fois, c’est différent, ça bouge là-bas comme partout dans le pays. Le cinquième mandat a vraiment été le coup de grâce. Désormais, on peut se demander si l’armée et la police accepteront d’aller à la confrontation avec la population si les Algériens sortent dans cinquante villes en même temps de manière pacifique.
Aujourd’hui, il faut ouvrir le débat, c’est une occasion historique. On a fait peur aux Algériens avec les islamistes, la décennie noire, mais ça ne marche plus. Les manifestations ne sont pas le fait des islamistes, mais de tous les Algériens. Il y a cinq ans, une commission nationale avait été réclamée par l’opposition pour sortir de l’impasse. En vain. Aujourd’hui, il y a la grande masse dans la rue, mais aussi les corporations – avocats, étudiants, enseignants, médecins. Les élites formées depuis l’indépendance commencent à se manifester sur la scène politique. Mais si le pouvoir ne veut pas entendre raison, on risque d’aller à la confrontation.
(1) La wilaya est la subdivision administrative de l’Algérie, comparable au département français.
(2) Union générale des travailleurs algériens, syndicat unique.
(3) La Kabylie représente environ 18 % de la population de l’Algérie.