Face aux faussaires, une histoire engagée
Contre les imposteurs réactionnaires qui squattent les plateaux de télévision, il faut une science historique dans laquelle le plus grand nombre puisse se retrouver, qui soit un outil de justice sociale et de démocratie.
dans l’hebdo N° 1545 Acheter ce numéro
Rendre leur sens aux mots
Emmanuel Macron n’a pas hésité à intituler son livre de campagne Révolution. Marine Le Pen se présente comme la candidate du « peuple ». Des mots par eux dévoyés, vidés de leur sens. Ils « s’abîment », comme le dit Ludivine Bantigny, auteure de l’ouvrage Révolution, aux éditions Anamosa, qui sortent au même moment un Peuple sous la plume de Deborah Cohen dans une nouvelle collection, « Le mot est faible ». En réalité, des mots forts, chargés d’une histoire que s’emploient à rappeler les auteures, mais également des mots détournés de leur puissance émancipatrice première. Aussi travaillent-elles à les arracher aux idéologies qui les trahissent en les captant, pour les rendre à ce qu’ils veulent dire. Des textes brefs, incisifs, magnifiquement servis par une mise en page originale.
Révolution, Ludivine Bantigny, et Peuple, Deborah Cohen, éd. Anamosa, coll. « Le mot est faible », 104 pages, 9 euros ; 80 pages, 9 euros.
Nous étions venus tous les trois faire un « cours alternatif » sur la question « L’histoire peut-elle émanciper ? ». Notre objectif était d’en discuter avec les étudiantes et les étudiants, mais aussi tous les personnels rassemblés dans le mouvement social. De cet échange est né un livre (1), l’envie de mettre en mots et sur papier ce que peut l’histoire dans le monde contemporain, ce que nous voulons qu’elle soit. Une histoire comme émancipation.
Reconnaissons-le, la tâche est rude et le terrain boueux. Les « historiens de garde », faux historiens mais vrais réactionnaires, comme Stéphane Bern, Lorànt Deutsch ou Éric Zemmour, squattent les plateaux de télévision – privés ou publics. Avec leurs ouvrages racoleurs et truffés de contre-vérités historiques, confinant souvent au révisionnisme, ils raflent également la mise en librairie. Or le succès commercial des histrions de service repose sur le déni et la disqualification de la recherche, ces auteurs prétendant se substituer aux enseignants. Pendant ce temps, les chercheuses et chercheurs s’épuisent dans une course à la publication scientifique, au financement de leurs travaux, quand ils ne croulent pas sous des tâches administratives, tout en étant de plus en plus souvent pointés du doigt pour leur « inutilité », quand on ne les accuse pas d’excuser les violences… Les universités se ferment, les écoles, les collèges et les lycées sont mis au pas par un pouvoir de plus en plus sourcilleux de son autorité. Dans le même temps, la réécriture des programmes efface l’histoire sociale, qui permettrait pourtant de faire la place aux femmes, aux travailleurs et aux travailleuses, à l’histoire de la contestation de l’ordre et de la subversion.
Consciemment ou non, les historiennes et historiens ont laissé le terrain de la vulgarisation aux mains des faussaires. Il est certain qu’une vulgarisation scientifique de qualité ne figure pas dans les priorités de qui veut assurer sa carrière académique. Pourtant, pas plus que pour le capital économique, il n’y a dans le capital culturel de ruissellement qui vaille. Si l’on veut que les apports de la recherche se diffusent, il faut des passeurs et des passeuses. Nous avons du pain sur la planche pour faire reconnaître une histoire accessible au plus grand nombre et dans laquelle le plus grand nombre puisse se retrouver pour excaver les « nous du passé », ces acteurs et actrices de l’histoire, du monde entier, en colère, en lutte, nous, simplement là.
Ce livre est un manifeste. Il plaide pour que l’histoire retrouve sa puissance émancipatrice. Nous y proposons quelques pistes : intégrer les dominés et les processus de domination dans l’écriture et l’analyse, tenter le grand saut hors des laboratoires, inventer de nouvelles façons de transmettre le savoir et de le partager, rester aussi très vigilants sur les usages publics de l’histoire. L’histoire n’appartient pas qu’aux historiens, mais ces derniers ont quelque chose à en dire qui doit être entendu : nous ne voulons pas d’une histoire au service du pouvoir et de la réaction ; nous plaidons pour une histoire engagée qui puisse être un outil de justice sociale et de démocratie. C’est parce que nous croyons aux vertus du débat et de la vérité, et que nous réfléchissons aux modalités d’intervention publique, que nous avons, entre autres actions, créé avec Politis cette chronique « L’histoire n’est pas un roman », qui permet de faire découvrir les historiennes et les historiens partageant cette conception. C’est aussi parce que nous pensons que l’histoire peut émanciper que nous avons écrit ces pages pour celles et ceux qui partagent le désir d’en découdre avec la fatalité.
(1) L’Histoire comme émancipation, Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau, Agone, mars 2019.
Compenser l’hégémonie pesante d’une histoire « roman national » dans l’espace public, y compris médiatique ? On s’y emploie ici.