« Le climat est entré dans notre espace psychique et social »
Tribune. Pour Samuel Lequette, et Delphine Le Vergos, une prise de conscience collective se fait jour sur les réseaux sociaux, dans la rue, et les médias, sur la question du réchauffement climatique.
La réalité du réchauffement climatique et de la destruction progressive de la biodiversité est aujourd’hui prouvée de manière incontestable. Nous savons qu’il faut agir rapidement, y compris ceux qui ont, de toute évidence, le moins intérêt au changement. Que l’on invoque « l’anthropocène », « le capitalocène », « l’oléocène », ou bien encore « la civilisation thermo-industrielle », il est entendu désormais que la transition écologique est inéluctable, et qu’elle suppose une métamorphose de notre mode de vie.
Or, paradoxalement, cet état des connaissances sur le défi climatique à relever et sur l’état de la planète est un facteur inhibant. Tout se passe comme si, repoussant les décisions éthiques et politiques dans un avenir idéalisé, nous rêvions de la fin du monde quand celle-ci est en train de se produire sous nos yeux.
Ces derniers mois, un déplacement a peut-être eu lieu. Une prise de conscience collective se fait jour dans la rue, sur les réseaux sociaux et dans les médias, qui porte à l’optimisme dans un contexte marqué par une mondialisation croissante et par la conjonction des crises environnementale, économique et sociale, dont l’appel au secours des gilets jaunes est un symptôme. De même, est encourageant le succès des marches mondiales pour le climat, qui ont réuni des dizaines de milliers de participants en France, et de la pétition « L’Affaire du siècle », portée par quatre organisations de protection de l’environnement et de solidarité internationale, qui assignent l’Etat en justice pour inaction climatique.
Les grèves scolaires pour le climat, un mouvement non violent, collectif et public émanant de groupes d’adolescents en interrelation dans plusieurs parties du monde, sont particulièrement intéressantes. Lancées en août 2018 par l’étudiante suédoise de 16 ans Greta Thunberg, puis développées dans les mois qui ont suivi en Suède, aux Pays-Bas, en Australie, en Angleterre, au Canada, en Allemagne, en Suisse, en Belgique et depuis le début du mois de février, en France, elles placent le souci de la nature sur le plan de l’individu, d’une part ; sur le plan de l’état de la démocratie et de nos systèmes d’éducation, d’autre part.
À travers la figure émouvante de Greta Thunberg, sermonnant publiquement les yeux dans les yeux ses « parents » toxiques – cupides, irresponsables et pollueurs – lors de la COP24, à travers ses mots d’ordre, ce sont le statut de la parole du citoyen – sa voix – et sa constitution en tant qu’individu démocratique qui se jouent.
Greta Thunberg apparaît comme une allégorie de l’adolescence – période de transition, de mutation rapide des représentations et des conduites – qui permet de révéler les passions politiques d’une époque. L’adolescent, qui est déjà un acteur social sans être pour autant un citoyen, possède à la fois une intentionnalité propre et une autonomie relative qui ne correspondent à aucun « pouvoir » social reconnu et institutionnalisé. Il est juridiquement irresponsable, il n’a pas d’existence économique et de pouvoir politique, il ne dispose pas des ressources démocratiques qui permettent aux adultes de faire entendre leur voix, et il reste dépendant de l’autorité et de la bienveillance des adultes qui en ont la charge.
Ainsi, l’adolescent incarne à la fois le sentiment de dépossession de soi dont le citoyen fait quotidiennement l’expérience, le refus individuel de se soumettre au conformisme de dirigeants politiques attentistes, et la ferme volonté de récupérer sa voix et de la faire entendre.
Par ailleurs, les grèves scolaires mettent au centre du débat public sur le réchauffement climatique la question de l’éducation et, à travers elle, celle de l’école, lieu de la démocratisation des savoirs et de la formation des citoyens. L’école est interrogée comme dispositif et comme fondement de la démocratie à travers ses enseignants, perçus en tant qu’adultes et citoyens responsables de la transmission d’un savoir sur le monde, comme les complices d’un déni étatique face à un trauma écologique sans précédent.
En soutien, des chercheurs s’engagent auprès de la jeunesse. Récemment, dans une tribune publiée le 20 février dans Le Monde, des scientifiques et des universitaires du monde entier, issus de divers champs disciplinaires, annonçaient leur participation à la grève climatique mondiale du 15 mars.
En France s’étaient développées précédemment des actions de désobéissance civile réunissant des enseignants, des parents et des citoyens, pour défendre des élèves dont les parents étaient en situation de séjour irrégulier sur le territoire français, ou bien pour refuser telle ou telle « réforme » du système éducatif, mais ces mobilisations ne ciblaient pas une entité non humaine, aux dimensions temporelles et spatiales aussi vastes, et aussi apparemment lointaines, que le climat.
Ces actes et ces solidarités nouvelles, alliant expertise et expressivité, sont un levier efficace car la fragilité même des adolescents dresse un rempart face au non-vouloir écologique des États et parce qu’elles contraignent, à un niveau plus local, les recteurs, les chefs d’établissement, les enseignants et les parents des adolescents mobilisés à prendre position sur la politique climatique vis-à-vis de l’école et du gouvernement.
Que Greta Thunberg soit ou non manipulée par les milieux du « capitalisme vert », ainsi que certains de ses détracteurs se sont empressés de l’affirmer, a finalement peu d’importance, dans la mesure où le greenwashing est désormais presque inhérent à toute initiative de transition écologique bénéficiant d’une large audience. Aucune déconstruction de sa légende ne peut véritablement remettre en cause son action ni les fondements de son engagement. La question serait plutôt : quel authentique potentiel de transformation subsiste-t-il dans les espoirs collectifs qu’elle suscite ?
Qu’on le veuille ou non, le climat s’est échappé des banquises pour entrer dans notre espace psychique et social, et il est aussi réel qu’une tempête, un gilet jaune ou une adolescente de 16 ans qui refuse de reprendre le chemin de l’école.
Samuel Lequette est auteur, chercheur et curateur.
Delphine Le Vergos est auteure, programmatrice, responsable des expositions au Learning center Ville durable.
Ensemble, ils ont coordonné Décamper (Éditions La Découverte) et Cours petite fille ! #MeToo #TimesUp #NoShameFist (Éditions des Femmes-Antoinette Fouque). Avec une trentaine de chercheurs, journalistes et artistes, ils préparent une anthropologie de nos pétro-existences, à paraître à l’automne 2019.
Des contributions pour alimenter le débat, au sein de la gauche ou plus largement, et pour donner de l’écho à des mobilisations. Ces textes ne reflètent pas nécessairement la position de la rédaction.
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