Le pacte qui valait 1 000 milliards
Un projet de banque européenne pour le climat rencontre un certain consensus. Gare tout de même aux solutions miracles.
dans l’hebdo N° 1546 Acheter ce numéro
Les bonnes nouvelles sont rares sur le terrain climatique. C’est pourquoi elles interpellent. Surtout quand elles pèsent « 1 000 milliards d’euros » et sont louées aux quatre coins de l’échiquier politique. Il faut dire que l’énoncé est percutant : les 1 115 milliards d’euros nécessaires (1) pour financer la transition écologique sont là, presque sous nos yeux, entre les mains de la Banque centrale européenne (BCE).
Après tout, « nous avons débloqué 2 600 milliards pour sauver les banques [depuis 2015], nous pouvons bien engager 1 000 milliards pour sauver le climat », résume Pierre Larrouturou, économiste et communicant hors pair, qui porte le « pacte finance-climat » avec le climatologue Jean Jouzel.
La BCE, c’est vrai, a injecté dans le circuit bancaire des sommes astronomiques pour mettre sous perfusion un système tétanisé par la crise de 2008. De l’argent récupéré ultérieurement sous forme de remboursement, moyennant des intérêts (2). L’idée de mettre cette manne à contribution est dans l’air depuis plusieurs mois et rencontre un enthousiasme déconcertant. Des figures de la droite (Alain Juppé, Christian Estrosi, Jean-Pierre Raffarin, la députée LREM Bérangère Abba) et de la gauche de droite (Pierre Moscovici, Pascal Lamy) comme du monde de l’entreprise et de la société civile (de Nicolas Hulot à Txetx Etcheverry, d’Alternatiba) se sont pressées le 19 février à la soirée de lancement de ce pacte dans l’amphithéâtre plein comme un œuf de l’université Jussieu, à Paris. Son principal initiateur, Pierre Larrouturou, a même obtenu son ticket pour figurer en bonne place, avec son pacte finance-climat en bandoulière, sur la liste PS conduite par Raphaël Glucksmann (Place publique), renouant avec ce qui reste de la famille socialiste après avoir multiplié les passades depuis dix ans (PS, EELV, re-PS, fondation du Collectif Roosevelt puis de Nouvelle Donne).
Dans le détail, la proposition consiste à créer une « banque européenne pour le climat et la biodiversité », disposant de 1 000 milliards d’euros pour « irriguer la sphère privée » à coups de prêts à taux « privilégiés » consacrés à des projets écologiques. Cette banque serait adossée à un fonds doté chaque année de 100 milliards, sonnants et trébuchants, alimenté par un impôt de 5 % en moyenne sur les bénéfices des grosses entreprises, variable en fonction de l’évolution de leur bilan carbone. De quoi investir directement dans la recherche sur le stockage de CO2, par exemple, ou dans la transition énergétique, notamment en Afrique.
À pas plus feutrés, Emmanuel Macron, avec son One Planet Summit réunissant l’ONU, la Commission européenne ou encore l’assureur Axa et BNP Paribas, formule également cette promesse de faire contribuer la finance pour sauver le climat.
Est-ce le début d’un basculement historique ? Les prémices, enfin, d’une mobilisation générale ? Les économistes hétérodoxes louent l’évolution des discours et le florilège de bonnes intentions mais observent ce mouvement avec un brin de circonspection. Attention aux idées simplistes, prévient notamment l’anthropologue Paul Jorion, qui fut banquier « dans le cœur du réacteur » pendant de longues années et ne masque pas un certain agacement. « C’est méconnaître le mécanisme de création monétaire » que de laisser entendre que la BCE pourrait générer 1 000 milliards pour sauver le climat. « La création monétaire est beaucoup plus compliquée que cela, les banquiers centraux doivent gérer au centime près, il y a toute une économie derrière », explique-t-il. Même précaution du côté de Michel Aglietta, qui fait autorité sur les questions monétaires : « Le rôle d’une banque centrale n’est pas de produire de la richesse, mais d’éviter sa destruction en récupérant des actifs lorsque leur valeur risque de s’effondrer. Elle joue un rôle de régulateur, mais ne remplace pas le système financier. » Il n’y a donc ni « planche à billets », ni « argent gratuit » prêt à irriguer l’économie verte.
Ces précautions prises, l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran juge néanmoins que la BCE pourrait jouer un rôle crucial dans la transition énergétique, comme l’affirme le pacte finance-climat. Par exemple, en conditionnant ses « refinancements » auprès des banques à des exigences environnementales, ou en appuyant résolument l’action d’une banque publique dédiée au climat. Elle pourrait notamment apporter une garantie à cette dernière pour lui permettre de prêter à taux zéro à des projets écologiques, ou lui fournir des fonds via l’achat de green bonds (« obligations vertes »), titres émis par les banques sur les marchés pour lever des fonds au profit de projets écologiques. Un coup de pouce de la BCE accélérerait la croissance de ce marché en pleine explosion depuis 2013.
Le débat est technique, mais il touche à une question fondamentale : comment faire tourner une économie vertueuse ? Tous les économistes partagent l’idée qu’une banque publique européenne et ambitieuse doit être imaginée pour pallier la frilosité des banques privées en matière d’investissements verts. C’est également le sens du pacte finance-climat, qui propose de faire évoluer la Banque européenne d’investissement (BEI), qui existe depuis 1958, en créant une filiale « pour le climat et la biodiversité ». « La BEI est dotée jusqu’à aujourd’hui d’un budget relativement faible (61 milliards en 2011). La faire passer à 1 000 milliards nous offrirait un levier d’action très important, même en restant sur des mécanismes bancaires classiques », applaudit Yamina Tadjeddine, économiste spécialiste de la sphère financière. Il est donc possible de verdir la politique monétaire.
Mais beaucoup préviennent qu’aligner les milliards ne saurait suffire. Parce que nous sommes déjà assis sur une masse considérable d’argent « oisif ». « L’argent est presque gratuit parce que les taux d’intérêt sont extrêmement bas, et il y a une masse énorme de liquidités qui ne s’investit pas dans l’économie. Les investisseurs vont chercher des rendements par des arbitrages financiers », décrypte Michel Aglietta. Les projets écolos, souvent risqués et rentables uniquement sur le long terme, ne suscitent donc pas l’appétit des investisseurs. Ceux-ci sont souvent refroidis par l’identité des porteurs de projets, qui ne parlent pas leur langue et s’épuisent encore trop souvent dans le « parcours du combattant pour le traitement administratif » des projets verts, souligne Alain Grandjean, économiste et président de la Fondation Nicolas-Hulot pour la nature et l’homme (3). « L’argent ne veut pas s’investir parce qu’il faut d’abord un projet industriel », ajoute plus prosaïquement Michel Aglietta.
Le seul levier financier ne saurait donc suffire à déclencher la pluie de milliards qui verdira l’économie. Et une politique monétaire, même verte et « expansionniste », ne remplacera pas un projet politique ambitieux, doté d’un budget conséquent. Il faut donc imaginer un moyen de libérer la dépense publique afin d’impulser une véritable politique industrielle. C’est ce qui conduit certains économistes à suggérer que l’Europe se dote d’une nouvelle « règle d’or » excluant les investissements publics de la transition énergétique des critères de calcul du déficit public, hérités du traité de Maastricht. Afin de délester nos dirigeants de leur peur des déficits publics, qui tourne à l’obsession.
Selon plusieurs experts, la loi doit également fixer des règles pour endiguer les comportements climaticides : faire en sorte que la comptabilité des entreprises tienne compte des « externalités négatives » que sont la pollution ou les émissions de gaz à effet de serre. C’est notamment à ce prix que la finance pourra être mobilisée pour sauver la planète. « Je ne crois pas du tout en une démarche spontanée du secteur bancaire, il faut des normes pour l’y conduire, assure Jézabel Couppey-Soubeyran. Il faut obliger la finance à sauver la planète. »
Autre explication de la frilosité des investisseurs privés : les consommateurs boudent encore trop les projets écologiques pour leur préférer « une consommation excessive, sans que soit interrogée la valeur écologique et sociale de cette consommation », regrettent les rédacteurs du pacte finance-climat. Des moyens doivent être déployés pour gommer l’effet des « contre-informations du marketing et des lobbys », écrivent-ils. « Il s’agit de changer de régime de croissance. C’est une transformation profonde de nos sociétés dans l’ordre économique et de la répartition des revenus, et de la démocratie », avertit également Michel Aglietta. « Il faudra faire converger les investissements vers la sobriété, car un modèle avec 35 millions de voitures électriques n’est absolument pas soutenable », estime également Dominique Marmier, président de Familles rurales, au cours d’une intervention lors de la soirée de présentation du pacte finance-climat.
La finance n’est donc qu’un instrument du changement parmi d’autres. Il est néanmoins absolument crucial de l’encadrer sans attendre, soulignait Michel Castel, ancien directeur à la Banque de France, en octobre dernier (4) dans un plaidoyer pour « verdir » la politique de la BCE : « Les risques d’une crise financière sévère se font de plus en plus présents, et si celle-ci éclate, les financements de projets innovants seront repoussés à des jours meilleurs. » Une situation explosive que la BCE, par sa politique expansionniste aveugle, a largement contribué à alimenter.
(1) Selon la Cour des comptes européenne.
(2) L’année dernière, la Banque de France a dégagé 2,7 milliards de revenus financiers des titres qu’elle détenait dans le cadre de la politique monétaire expansionniste.
(3) « Libérer l’investissement vert. Réponses aux objections les plus fréquentes », alaingrandjean.fr
(4) « Les refinancements BCE : une formidable opportunité pour financer la transition énergétique et climatique », michelcastel.com