Ligue du LOL : « Des formes policières de rappel à la norme dominante »
Elsa Dorlin analyse les processus de pouvoir mis au jour dans l’affaire de la Ligue du LOL et les situe historiquement.
dans l’hebdo N° 1543 Acheter ce numéro
La philosophe Elsa Dorlin (1) travaille sur l’histoire et la construction sociale des systèmes de domination. Ses recherches proposent une perspective intersectionnelle, refusant d’isoler par exemple les normes relatives aux genres, aux classes ou aux races, pour mettre au jour les divers rapports de pouvoir. Son premier ouvrage retraçait ainsi avec brio l’importance de ces questions pour la construction de la nation française (2). Elle analyse ici les comportements des membres de la Ligue du LOL, en montrant qu’ils traduisent une norme dominante implicite et reflètent un système de domination ancien et bien « ancré historiquement ».
Les révélations sur la Ligue du LOL ont mis en lumière un sexisme de pouvoir, blanc, éduqué, travaillant dans des médias souvent classés à gauche. Est-ce là un « nouveau » machisme ?
Elsa Dorlin : Ce type de comportements n’est en rien nouveau. Il s’agit, selon moi, d’une mutation contemporaine d’un rapport de pouvoir multiséculaire, que je ne pourrais même pas dater tellement il est ancien et historiquement bien ancré. En revanche, la nouveauté réside peut-être dans la façon dont cette affaire a été perçue : cela semble nouveau à cause de la médiatisation sans précédent dont elle a été l’objet !
Cette Ligue du LOL harcelait et agressait aussi des personnes homosexuelles, lesbiennes ou membres de minorités dites visibles, ou plutôt racisées. Cela est-il si étonnant ?
C’est surtout tout à fait cohérent ! Ces comportements sont en rapport avec une norme dominante, qu’ils révèlent. Mais ce qui est intéressant, par rapport à cette norme de domination, c’est qu’il n’y a pas de définition positive des vies qu’elle désigne. En revanche, on sait très bien quelles sont les vies ciblées, car supposées être « hors norme » : ce sont celles qui sont vulnérables, susceptibles d’être agressées de façon licite (je ne parle pas de droit ici). Cela révèle les caractéristiques des existences appartenant aux dominants : il s’agit d’une masculinité blanche, hétérosexuelle, de tradition catholique (pour le dire vite) et bourgeoise. Cette affaire est donc venue rappeler qu’il existe un système de domination qui fonctionne dans la définition négative d’une norme dominante. Et tout ce qui n’appartient pas à cette norme est vulnérable, susceptible d’être souillé, attaqué, injurié. Ce qui est apparu clairement, ce sont des formes de souillure sociale.
Ce machisme s’inscrit donc dans un système de domination, ou discriminatoire, bien plus large au sein de la société ?
Cette affaire révèle en effet l’articulation entre racisme, antisémitisme, sexisme, lesbo-phobie, homophobie. Dans ce cas précis, cela montre bien combien les perspectives intersectionnelles, c’est-à-dire celles qui appréhendent le genre mais sans l’isoler des autres rapports de pouvoir, sont extrêmement pertinentes. En effet, il n’est pas question seulement de genre dans cette affaire, car étaient visées les féminités revendicatives et politisées, et non pas celles qui sont intégrées dans les rapports de domination, c’est-à-dire l’hétérosexualité, la séduction, la galanterie, le fait de rigoler de blagues graveleuses (car si on n’en rigole pas, on serait « coincée »), etc. Ce qui signifie qu’il y a beaucoup de féminités qui n’entrent pas dans la norme dominante et qui devraient supporter la violence sans broncher ! Ces féminités deviennent immédiatement une cible, tout comme certaines masculinités, qui sont racisées, soumises à des rapports de classe, et qui n’incarnent pas non plus les normes dominantes de la masculinité. Toutes ces violences sont en fait des formes de rappel à l’ordre, des formes policières de rappel à la norme dominante.
Par rapport à la pluralité des dominations, certaines féministes, notamment celles de la « première » génération, la plupart blanches, n’ont-elles pas omis de prendre en compte ces autres questions ?
C’est plutôt l’histoire qui n’a retenu que ces figures, blanches en effet. Si l’on fait une histoire un peu précise et fine des féminismes, on voit qu’il y a toujours eu des féministes décoloniales, afro-descendantes, etc. Bien sûr, il y a toujours eu également un problème de racisme au sein de certains féminismes, comme des courants féministes et colonialistes, féministes et hygiénistes. Et des féminismes bourgeois. Mais ce n’est qu’une partie des féminismes, qui forment un mouvement social et intellectuel bien plus vaste, pluriel, riche. Concernant la Ligue du LOL, ce qui a probablement changé aussi, c’est le statut des réseaux sociaux. Quand cela a commencé il y a dix ans, ils étaient une sphère pas tout à fait publique, voire hybride, quasi familiale, d’espaces presque réservés à des initiés, avec un certain entre-soi. Toutes les violences qui se déroulaient dans cet espace-là fonctionnaient un peu comme des violences intrafamiliales. Avec un silence, une chape de plomb et des mécanismes de honte pour les victimes… Surtout pour les militantes féministes, nommément visées avec une violence redoublée, et avec une sorte d’intériorisation ou de culpabilisation de ne pas avoir été en mesure de se défendre de ces agressions.
Dans une tradition victorienne, finalement ?
Exactement ! Depuis, l’ampleur et l’audience des réseaux sociaux ont sans doute rendu possible le fait de rendre publiques ces violences et ces agressions. C’est aujourd’hui une part importante de l’espace public. Cependant, je suis certaine que ces faits étaient connus depuis longtemps, en tout cas pour une part importante des milieux dans lesquels ils avaient lieu. Il y a eu d’ailleurs des mécanismes de défense de la part de certaines victimes ou de leurs relations pour mettre en garde d’autres personnes des risques d’agressions, de racisme, d’hétérosexisme, d’homophobie, etc.
Cependant, ce qui est terrible dans cette affaire, c’est que le type d’attaques ciblant des vies « hors norme » empêche une défense politique ou politisée. On attaquait les gens sur leur façon de vivre, leur vie intime, leur corps, les empêchant de réagir et de se défendre politiquement, de politiser l’intime et d’en faire une question de justice sociale. Les victimes se retrouvaient à devoir se défendre sur le plan personnel et même intime, alors que les attaques sont politiques. Et empêcher que la question devienne politique a certainement fait que la chape de plomb a pu se maintenir si longtemps.
(1) Dernier livre paru : Se défendre. Une philosophie de la violence, Zones, 2017.
(2) La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la Nation française, La Découverte, 2006.
Elsa Dorlin Professeure de philosophie à l’université Paris-8.