L’inclusion scolaire : mythe ou réalité ?
À l’heure où le ministère de l’Éducation annonce ces mesures phares concernant « l’école de la confiance », Docteur BB revient sur la politique de l’inclusion scolaire, du point de vue de sa pratique clinique.
Que faut-il dire entendre par le terme d’inclusion ? Celui-ci s’est récemment substitué à l’expression d’« intégration scolaire », jugée ségrégative et discriminante, en s’inscrivant dans un mouvement de réformes sociales globales qu’il convient d’analyser – à travers notamment certains éléments de langage spécifiques à ce champ…
De fait, ce concept d’inclusion est une importation sémantique d’origine anglo-saxonne, en lien avec les mouvements d’affirmation des droits relatifs aux personnes porteuses de handicap. Ce nouveau paradigme éducationnel propose en particulier de considérer avant tout les singularités, les caractéristiques personnelles et les besoins spécifiques de chaque « apprenant », plutôt que d’appréhender des différences de capacités et de dispositions – ou des limitations irréductibles… – en termes d’intégration et d’apprentissage. « Chaque enfant a des caractéristiques, des intérêts, des aptitudes et des besoins d’apprentissage qui lui sont propres, (…) Les systèmes éducatifs doivent être conçus et les programmes appliqués de manière à tenir compte de cette grande diversité de caractéristiques et de besoins » (déclaration Unesco de Salamanque de 1994).
Ainsi, il s’agit de préconiser un parcours scolaire qui pourrait prendre en compte toutes les différences de profil, les originalités en termes de stratégies d’apprentissage, les rythmes propres, les divergences de niveaux et de compétence, les inégalités sociales ou de trajectoire existentielle, mais aussi le handicap, les troubles spécifiques, la déficience etc., sans pour autant différencier les parcours. Dans cette conception, l’approche pédagogique se doit de s’adapter à chaque élève, sous peine de discriminer ceux qui ne peuvent s’ajuster à un programme d’instruction global.
Le processus d’enseignement-apprentissage doit donc être structuré de manière à ce que chaque sujet apprenant reçoive une éducation adaptée à ses caractéristiques personnelles et à ses empêchements ; dès lors, on ne devrait plus parler d’élèves handicapés, mais d’enfants à besoins particuliers qu’il ne faudrait surtout pas inscrire dans une filière vulnérabilisante et marginalisante. Dans cette conception, un élève inclus dans un milieu « normal », quel que soit sa difficulté ou son handicap, pourra à l’évidence expérimenter des formes de reconnaissance à même de fonder son appartenance à une communauté scolaire, et plus généralement, à la société.
De fait, c’est la finalité même de l’institution scolaire qui se ainsi trouve radicalement transformée : l’école n’a plus désormais pour vocation de transmettre des connaissances, de valider les acquisitions d’un programme scolaire, mais de favoriser la socialisation de tous, de devenir un vecteur de protection et de justice sociale, d’affiliation et d’ouverture à la différence – rien que ça… La priorité est donc de lutter contre les discriminations, et la transmission de connaissances se greffera éventuellement, de surcroit. Car une telle mutation de l’école suppose que les pratiques qui s’y déploient se personnalisent et se métamorphosent en permanence, pour s’ajuster avec flexibilité à chaque individualité d’élève, au-delà de toute norme, objectif ou programme global.
L’institution scolaire est donc sommée de devenir une sorte de microsociété à même de favoriser des espaces de développement personnel, afin de réduire les inégalités et les différences stigmatisantes, appréhendées comme étant uniquement liées à des effets organisationnels. Pour les promoteurs de cette approche, les différences, aussi massives soient-elles, ne posent aucun problème avec un peu de bonne volonté. Au contraire, elles peuvent être perçues comme des opportunités à rentabiliser.
Dès lors, le vocabulaire du management est abondamment sollicité, car ce serait effectivement une problématique de stratégies gestionnaires qui permettrait de réduire le préjudice lié au handicap. Changeons l’organisation de l’école et de la société, et l’incapacité ou la déficience n’existeront plus, puisqu’il n’y a là qu’une question de regard, de tolérance et d’accueil. La pédagogie doit ainsi devenir émancipatrice et éthique en priorité, engendrant des « synergies éducatives », et favorisant la « mise en compétence des apprenants ». Et c’est donc aux enseignants qu’incombent la « responsabilité de maîtriser l’hétérogénéité des conditions et des situations, en inscrivant leur fonction dans une vision polysystémique se préoccupant des interdépendances interinstitutionnelles et interindividuelles nécessaires à la réalisation du projet éducatif » (bah oui, pourquoi ils n’y avaient pas pensé plus tôt au lieu d’exiger des moyens et une reconnaissance de leur statut ?). Car, c’est bien connu, « le handicap est un problème individuel qui trouve sa source dans les effets pervers liés aux dysfonctionnements organisationnels, aux erreurs de gestion et/ou de management, à l’absence de procédures, à l’illisibilité des pratiques, à la mauvaise qualité de la formation, aux attitudes des enseignants et à la rigidité des méthodes pédagogiques ou au manque de résilience des intéressés avant de le lier au rapport qu’entretient la société au corps infirme » (Serge Ebersold, OCDE).
Donc, par exemple, cet enfant, infirme moteur cérébral depuis la naissance, ou cet autre porteur d’un syndrome génétique avec déficience cognitive, ou encore celui-là, autiste d’intensité sévère, sans langage, ne seraient handicapés que du fait de l’intolérance collective et des erreurs de management de notre système social. C’est la faute à la société, aux acteurs de l’enseignement, aux politiques, aux familles, qui n’ont pas su manager des stratégies efficientes d’empowerment.
De fait, on perçoit bien la dimension accusatrice qui pèse sur le système scolaire, avec les enseignants en première ligne, mais aussi sur les familles. Car, au-delà de cette conception universelle de l’accessibilité, ce sont bien aux acteurs de proposer un cadre d’inclusion sans cesse ajusté.
Quelques réflexions théoriques s’imposent sur ce modèle de l’inclusion : car, au-delà des bons sentiments auxquels on ne peut qu’adhérer, une forme d’idéologie apparait en arrière-plan, qu’il convient de décrypter.
Déjà, nous sommes à nouveau confrontés à un discours abstrait, désincarné, technocratique, et complètement déconnecté des pratiques réelles du terrain, même s’il prétend les orienter. De surcroit, Il s’agit d’appliquer ces principes de façon décontextualisée, de manière interchangeable, et sans prendre en compte la spécificité des situations.
Sur la forme, c’est donc l’idéologie managériale qui s’applique : une gouvernance hors-sol, des injonctions qui s’imposent des hautes sphères pour dénier la singularité des acteurs en jeu. Des recettes censées s’adapter à tout cadre institutionnel (école, association, institution soignante, entreprise, société, etc.), sans prendre en compte leur fonction et leurs moyens spécifiques.
Sur le fond, les principes de l’égalité et de la justice sociale semblent subir une telle torsion à travers la moulinette de l’inclusion qu’ils en viennent à se dénaturer, en s’hypertrophiant de façon presque monstrueuse. De fait, on en arrive à prôner l’abolition de toute différence, à abraser toute particularité, à dénier même la réalité dès que celle-ci est perçue comme discriminante. Il faut donc contraindre le réel afin de la faire correspondre à un désir : nous pourrions tous être logés à la même enseigne, rentrer dans le moule d’une normalité universellement partagée.
Pourtant, il existe des différences qui ne sont pas forcément des inégalités. Nous n’avons pas tous le même potentiel, nous pouvons subir certaines restrictions du possible, même si cela peut être très douloureux de le reconnaitre. Le vécu du handicap dépend certes de la façon dont le socius peut accueillir les personnes fragilisées, à la fois en termes de représentation mais aussi par rapport aux moyens concrets mis en œuvre collectivement. Néanmoins, différencier les parcours ne signifie pas forcément stigmatiser, mais permettre à chacun de développer son potentiel dans le meilleur environnement possible, adapté à ses possibilités et à ses limitations. Comme le dirait Marx, « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ».
Un accompagnement digne et éthique du handicap doit sans doute permettre au sujet handicapé d’accepter son statut, de faire le deuil de l’illusion d’une complète « normalité » – si tant est qu’on puisse la définir –, sans pour autant le vivre comme un préjudice empêchant son épanouissement. C’est une première étape afin de soutenir des démarches d’accompagnement efficientes permettant le développement de toutes les potentialités et la mise en place des aménagements les plus pertinents au niveau de l’environnement. Tout en revendiquant évidemment une place et une reconnaissance au niveau social.
Dans le cas contraire, il s’agirait finalement d’entretenir un déni, à la fois individuel et collectif, de se bercer d’illusions hypocrites, de façon à ne surtout pas heurter. Il faudrait en conséquence transformer la réalité pour se persuader qu’il n’y a de handicap que dans des effets organisationnels et extérieurs au sujet. Pourtant, cela ne semble ni respectueux pour la personne handicapée, ni pour les institutions sociales qui doivent abandonner leur fonction primaire pour devenir des espaces de mise en pratique d’un discours idéologique.
Prenant le cas de l’école : faut-il abandonner l’idée de transmettre un corpus de connaissance pour pouvoir accueillir tout un chacun ? Faut-il niveler les apprentissages au bénéfice d’idées généreuses mais parfois déconnectées de la réalité ?
Par ailleurs, on pourrait légitimement s’interroger sur cette notion quelque peu fourre-tout de handicap. D’après l’OMS, « le handicap n’est pas simplement un problème de santé. Il s’agit d’un phénomène complexe qui découle de l’interaction entre les caractéristiques corporelles d’une personne et les caractéristiques de la société où elle vit ». De fait, la notion de handicap tend de plus en plus à se démédicaliser, pour en venir à recouvrir l’idée d’un préjudice social ou d’une discrimination, dans le sens d’une « restriction des possibilités de participer à la vie de la collectivité à égalité avec les autres ». Il parait donc politiquement incorrect d’évoquer les limitations physiques ou mentales d’une personne, du fait de sa constitution corporelle, et il convient désormais de mettre l’accent sur ce qui fait obstacle extérieurement à son intégration communautaire. Cependant, cette terminologie de handicap englobe des réalités extrêmement disparates, d’origine constitutive, accidentelle ou environnementale, avec un champ de plus en plus extensif : des troubles développementaux génétiques ou d’étiologie périnatale jusqu’aux maladies mentales, en passant par les déficiences cognitives, les troubles du spectre autistique, les troubles moteurs ou sensoriels, les troubles spécifiques des apprentissages, et maintenant l’obésité, etc. On perçoit bien le caractère à la fois très disparate et la tendance à l’élargissement, faisant presque oublier la réalité sous-jacente et les limitations tangibles de la personne incarnée.
Dès qu’il s’agit d’analyser concrètement les pratiques, on se rend compte en tout cas qu’il existe un gouffre béant entre le discours et sa mise en acte.
De fait, dans la réalité des pratiques, le profil socio-économique des familles influe de manière décisive sur les possibilités réelles d’inclusion : les parents les plus dotés en capital symbolique, culturel, social ou financier déploieront les stratégies les plus efficaces, exerceront le lobbying le plus percutant, et mobiliseront les intervenants les plus compétents. Au contraire, les familles plus isolées ou démunies auront à l’évidence un moindre accès à l’ouverture de droits compensatoires, avec en outre des inégalités socio-territoriales majeures en termes de moyens et de prestations mis à disposition. L’inclusion pour tous, sauf en Seine-Saint-Denis…
Dès lors, on peut légitimement dénoncer l’hypocrisie de politiques qui font peser sur les acteurs concernés directement (familles ou enseignants) la mise en œuvre des projets d’inclusion, sans véritable déploiement de mesures concrètes, à part le lancement d’appel à projets.
De fait, dans bien des cas, ce qui devrait être pris en charge par la collectivité tend à devenir un marché privé et lucratif qui profite de la détresse des parents.
De surcroit, les établissements, quelle qu’en soit la nature, seront tentés de refuser les cas les plus lourds afin de bénéficier d’évaluations positives sur les critères de l’inclusion. Il s’agit là d’un effet véritablement pervers des injonctions à l’inclusion, notamment en termes de mise à disposition des financements : ces politiques favorisent effectivement, de manière insidieuse, une sélection des profils compatibles avec une inclusion normée et un délaissement des situations les plus complexes.
Observons maintenant les conditions réelles de l’inclusion en milieu scolaire, laquelle con-cernerait approximativement 80% des élèves en situation de handicap selon les chiffres officiels. Parmi ceux-ci, les handicaps les plus fréquents concernent des troubles cognitifs spécifiques entravant les apprentissages, ou des troubles neuro-développementaux (parmi lesquels les troubles du spectre autistique). Au-delà de la problématique des conditions d’enseignement à proprement parler et des aménagements pédagogiques nécessaires, se pose d’emblée la question des éventuelles difficultés d’adaptation à un cadre collectif voire, dans les cas les plus problématiques, de troubles du comportement très envahissants.
En pratique, on promeut l’inclusion à tout va comme une panacée, au moment même où, depuis plusieurs années, on détricote méthodiquement toutes les possibilités d’interventions spécialisées en milieu scolaire : suppression des Rased, sacrifice de la médecine scolaire, réduction global des effectifs et des moyens… Le contexte est donc celui d’une école en crise, qui peine déjà à assumer la transmission d’un socle de connaissance commun.
On promet néanmoins aux enfants handicapés et à leurs parents que tout sera mis en place pour inclure, normaliser le parcours scolaire tout en accompagnant de façon individualisé et en ajustant les dispositifs pédagogiques, etc.
Ceci semble tout à fait pertinent pour de nombreuses situations. Mais il existe aussi des cas de handicaps lourds, pour lesquels cette promesse d’inclusion doit apparaitre pour ce qu’elle est : un mensonge qui alimente un déni. Dans ces circonstances, certes minoritaires, un tel « forçage » validant un droit en dépit du bon sens ne peut que constituer une souffrance, voire une forme de maltraitance, pour l’ensemble des élèves, pour l’institution scolaire et évidemment pour l’enfant concerné. Celui-ci se voit effectivement sommé de se confronter en permanence à une exigence de normalisation inaccessible, ce qui tend d’autant plus à le ramener à son irréductible différence, à ses incapacités, tandis que le discours social devient un vecteur de violence par ce déni de réalité et par cette injonction impossible à la normalité.
De fait, la loi de 2005 a alimenté la croyance des familles touchées par la question du handicap que leur enfant pourrait systématiquement fréquenter une classe ordinaire avec des bénéfices évidents.
Un des effets de cette priorité accordée à l’inclusion scolaire est que l’orientation vers les classes et établissements spécialisés est désormais vécue comme un échec, tant pour l’enfant que pour l’école, comme un reniement du droit alimentant un sentiment de préjudice et de méfiance. On peut imaginer que cette dynamique ne favorise pas l’investissement d’un projet alternatif, aussi pertinent soit-il. Et ce alors qu’une inclusion scolaire mal ajustée au handicap spécifique d’un enfant peut constituer une perte de chance manifeste en termes de pronostic et avoir un impact négatif sur le devenir à long terme. De fait, il ne faut pas se bercer d’illusions : la simple présence physique au sein de l’espace scolaire de proximité, sans soins, rééducations, aménagements pédagogiques adéquats, peut induire une stagnation voire une régression des acquisitions, malgré la satisfaction d’un désir de normalisation apparente. Dans ces cas, l’inclusion systématique en classe ordinaire est une négation des besoins particuliers d’un enfant en situation de handicap, qui se trouve ainsi abandonné face à une institution scolaire démunie.
Cependant, dans la seconde moitié du XXe siècle, se sont développées de nombreuses structures publiques spécialisées, ouvrant la possibilité pour chaque enfant d’être pris en charge de façon adaptée, au niveau qualitatif et quantitatif, en fonction de la nature et du degré du handicap, avec des finalités d’insertion professionnelle et d’autonomisation à long terme. En parallèle à la politique d’inclusion systématique, ce sont justement les financements de ces institutions qui se sont vus remis en cause. Certes, ces établissements ont pu présenter des dérives, des insuffisances. Au lieu d’investir des perspectives singulières pour chaque enfant et de favoriser un processus d’autonomisation, certains dispositifs ont plutôt entretenu une forme de chronicité et de dépendance. Mais plutôt que d’envisager une réorganisation et une rénovation de ces structures, on a systématiquement décrié ces soins spécialisés, au nom d’un discours idéologique (démédicalisation, approche managériale du handicap, politiques d’austérité justifiant une « rationalisation » des dépenses publiques). Car il parait évident que l’inclusion scolaire coûte bien moins cher qu’une prise en charge institutionnelle intensive par toute une équipe pluridisciplinaire (entre 3 600 et 7 000 euros par an pour la scolarisation comparée à plus de 20 000 euros par an pour un dispositif thérapeutique spécifique). Dès lors, on peut légitimement se demander si le désir de normalisation des familles ne se trouve pas instrumentalisé à des fins d’économie, en sacrifiant au passage le pronostic de certains enfants porteurs de handicaps lourds et nécessitant des interventions intensives.
Alors, soyons clairs ; en tant que pédopsychiatres, nous nous battons au quotidien pour favoriser l’intégration scolaire des enfants : nous accompagnons les équipes pédagogiques, nous rencontrons et échangeons très régulièrement avec les intervenants du quotidien, nous exigeons des moyens adaptés auprès de la MDPH, nous gérons les crises et essayons de définir des projets, nous rassurons, expliquons, proposons. Nous participons aux équipes de suivi de scolarisation (ESS), accompagnons les projets personnalisés de scolarisation (PPS), les projets d’accueil individualisé (PAI), les plans d’autonomie personnalisé (PAP), avec les équipes de médecine scolaire (quand elles existent encore…) et les enseignants référents de la MDPH. Nous nous déplaçons, régulièrement, sur le terrain, nous contactons directement les enseignants si besoin. En parallèle, nous mettons également en place les prises en charge qui permettent de soutenir très concrètement la scolarisation, à la fois sur le plan rééducatif, relationnel, comportemental. Nous faisons des pieds et des mains pour défendre à tout prix la poursuite de l’inclusion, à partir du moment où elle nous semble cliniquement pertinente.
Mais dans certains cas, plutôt rares en pratique, notre devoir déontologique nous impose de proposer aux parents une orientation, soit vers une classe spécialisée type ULIS, soit vers un établissement spécialisé (CAMSP, ITEP, IME ou IMPro, SESSAD, etc.). Néanmoins, nous ne sommes là que pour suggérer et indiquer ; au final, les parents sont souverains et peuvent exiger le maintien de leur enfant en milieu ordinaire, ce malgré la souffrance évidente de celui-ci et les risques non négligeables en termes de pronostic. De fait, pour certaines associations de parents, « l’Éducation est un droit pour tous, non négociable ». Les décisions d’orientation sont alors davantage motivées par les représentations que les parents peuvent avoir du handicap de leurs enfants que par les besoins réels de ces derniers, à un moment donné mais aussi en ce qui concerne des perspectives à plus longue échéance. Notre travail consiste évidemment à accompagner les familles, à respecter leur douleur, leurs défenses, et leurs temporalités, tout en les aidant à reconnaitre la réalité des empêchements induits par le handicap et des exigences spécifiques en termes de prise en charge.
Il convient maintenant d’aborder les expériences vécues de l’inclusion scolaire : comment cela se passe en réalité… Là, le constat parait beaucoup moins idyllique que le tableau que dressent les chiffres ou que revendiquent les politiques. De fait, ceux-ci se basent uniquement sur les données statistiques d’une fréquentation d’un établissement scolaire. Par exemple, je prends en charge depuis plusieurs années un enfant présentant un important retard de développement associé à des manifestations autistiques. En dépit de nombreuses démarches et de la sollicitation du défenseur des droits, aucune structure spécialisée n’a pu l’accueillir jusqu’à présent. La MDPH avait cependant notifié une intégration scolaire avec accompagnement par AVS (auxiliaire de vie scolaire) ou AESH (accompagnant d’élève en situation de handicap) de 12 heures hebdomadaire ; non effective, jusqu’à ce que nous nous mobilisions activement pour que les actes suivent – il faut se battre, encore et encore…. Voilà comment se déroulait alors son « inclusion » scolaire. Une fois par semaine, cet enfant était accueilli à part pendant une demi-heure par son AVS, sans aucune intégration groupale. Puis rendu à sa mère qui attendait devant la grille. Inclusion réussie pour les données officielles, contribuant au fait que, depuis 2006, le nombre d’élèves en situation de handicap scolarisés en milieu ordinaire a plus que doublé…
L’inclusion peut aussi mener à des drames, comme cette adolescente scolarisée en ULIS collège, en grande difficulté relationnelle, qui a subi un viol caractérisé dans les toilettes de son établissement par un élève tout à fait conscient de sa vulnérabilité…
Autres réalités de l’inclusion : des classes en sureffectif, accueillant parfois plusieurs élèves en situation de handicap (un hyperactif, un dyslexique, un déficient visuel, un autiste, voire plus si affinité), avec des enseignants démunis en dépit de leur bonne volonté, et des AESH précaires, instables, sans aucune formation.
J’ai récemment suivi un adolescent qui a eu la “chance” de connaitre cinq AVS en deux ans…Outre les positionnements parfois inadéquats de ces personnels, certaines situations se sont avérées proches d’une forme de maltraitance. Il faut dire que le statut de ces professionnels favorise la précarité, le manque d’investissement, voire certaines fragilités personnelles : comment trouver du sens et de la volonté à s’impliquer dans un travail éprouvant, sans véritable accompagnement ni reconnaissance, avec des contrats non renouvelables, mal rémunérés, en situation de réinsertion. Comment gérer des profils d’enfants particulièrement difficiles, agressifs, déroutants ? Je suis parfois extrêmement compatissant et inquiet quand je ressors épuisé physiquement et abattu moralement de certains rendez-vous, en sachant que l’enfant que je viens de recevoir va passer plusieurs heures par jour sur un établissement scolaire…
Du côté de l’enseignant, comment gérer une telle hétérogénéité de profils et de d’exigences pédagogiques spécifiques, sans moyens adéquats, sans formation spécifique ?
Au-delà des principes (c’est à l’école d’adapter son environnement pour accueillir chaque enfant dans ses besoins particuliers), la réalité alterne entre bricolages héroïques – avec le risque de voir les personnels s’épuiser et se consumer – et délaissement coupable. En tout cas, une authentique souffrance peut toucher à la fois l’enfant concerné (avec rejet de la part des autres constituant une forme d’exclusion de l’intérieur voire un authentique harcèlement, conscience douloureuse de sa différence et de ses incapacités, sentiment d’anormalité, etc.), l’institution scolaire (débordement du cadre, désarroi, culpabilité, gestion de crises, etc.), mais aussi les autres élèves (agressivité, manque de disponibilité de l’enseignant, perturbations des séquences d’apprentissage, etc.). J’ai déjà vu des classes d’ULIS qui, en termes de profils d’enfants, auraient vraiment pu être considérées comme des groupes d’hôpital de jour – sans les prises en charge adaptées ni l’encadrement par des personnels formés…
De surcroit, le cadre scolaire peut constituer en soi une source de perturbations tout à fait préjudiciables. Par exemple, les profils sensoriels singuliers des enfants autistes les rendent particulièrement sensibles à l’environnement sonore ou aux stimulations corporelles. Dès lors, il suffit de passer un peu de temps dans une classe, ou dans une cour de récréation, voire dans un réfectoire de cantine, pour saisir le mal-être qui peut être le leur dans un tel contexte : un niveau de bruit de fond impressionnant, des cris, des bousculades et de l’agitation permanentes…
Par ailleurs, la multiplication des aménagements scolaires et pédagogiques, sur le mode de “l’école à la carte”, peut en arriver à dénaturer complètement la pertinence et la finalité de l’inclusion. En effet, les allègements d’emploi du temps peuvent réduire le temps de présence à une portion congrue. Si en plus ces temps de “scolarisation” se passent en de-hors du groupe classe, pour des activités qui n’ont plus rien à voir avec le scolaire, on peut légitimement questionner le sens d’un tel dispositif.
Même pour les élèves en situation de handicap qui arrivent, bon an, mal an, à suivre un semblant de scolarisation jusqu’à la fin du collège, du fait de la multiplication des aménagements, se posent au final la question de l’évaluation du niveau et des compétences ré-elles, et celle de l’orientation ultérieure. Car les ULIS s’arrêtent à la fin de l’année de 3ème, et les dispositifs ultérieurs de formation sur les établissements scolaires rendent beaucoup plus complexes la mise en place d’accompagnements spécifiques – par exemple si des stages professionnels sont exigés. De nombreux élèves en situation de handicap se retrouvent ainsi le bec dans l’eau quelques années avant leur majorité, avec des points de butée infranchissables quant à la poursuite de la scolarisation et une absence de projet anticipé au niveau socio-professionnel. De fait, on leur a souvent fait miroiter l’inclusion normalisante comme une fin en soi, sans définir de perspective d’intégration professionnelle ou d’autonomisation à plus long terme.
Quelques mesures semblent aller dans le bon sens : par exemple l’accélération du plan de transformation des contrats aidés précaires en contrats plus pérennes pour les AESH, l’instauration d’une formation minimale de ces personnels, ou la mise en place de Pôles inclusifs d’accompagnement localisés (PAIAL), censés coordonner les aides humaines et pédagogiques au niveau des établissements scolaires, mais aussi à terme, les appuis ressources médico-sociaux.
Cependant, les moyens ne paraissent pas à la mesure des ambitions et le satisfecit des politiques parait quelque peu indécent au vue des enjeux réels.
Trop souvent, on se retrouve finalement confronté à une alternative perçue comme manichéenne entre inclusion idéalisée et institutionnalisation décriée. Un petit détour par l’étymologie s’avère parfois riche de sens : le terme d’inclusion dérive effectivement du latin inclusio, qui signifiait au XIIe siècle « enfermement », ou « réclusion » d’un moine ; le poids du signifiant….
Au final, il faudrait sans doute s’extraire de ce clivage stérile, et pouvoir innover quant à nos dispositifs et nos modalités de prise en charge du handicap: en panachant davantage le scolaire avec des soins spécifiques, en tissant à chaque fois des mosaïques singulières plutôt que d’imposer des schémas préconçus et abstraits, en créant de nouvelles structures qui permettent à la fois de ne pas rogner sur les apprentissages et l’intégration collective tout en proposant la mise en place d’un projet d’accompagnement éducatif et thérapeutique approprié.
Car ce qui parait essentiel, au-delà du présent immédiat, concerne les perspectives d’une insertion sociale et professionnelle à longue échéance, la possibilité d’une certaine indépendance voire l’exercice d’une forme de citoyenneté. Ceci suppose une véritable revalorisation de parcours alternatifs, de trajectoires non conformes à une norme définie a priori. Tout le monde ne peut pas envisager un bac général, ou faire des études supérieures, sans que cela doive nécessairement être vécu comme un échec ou un désaveu. À un moment, il faudra tout de même annoncer à cet adolescent dyspraxique qu’il ne pourra vrai-semblablement pas devenir chirurgien, ou à cet autre déficient visuel que la carrière de pilote de ligne semble compromise, même si cela peut blesser – d’autant plus si l’on a longtemps entretenu une forme de déni… En effet, ceci suppose de nommer le réel, sans résignation, et sans pour autant les laisser penser qu’ils n’ont pas d’avenir. Car il convient de construire avec eux un véritable projet, à même de leur permettre de s’accomplir et de s’épanouir dans une activité mobilisant leurs compétences propres et leur prodiguant une reconnaissance interpersonnelle ainsi qu’une véritable dignité dans leurs conditions d’existence.
Notre système scolaire laisse actuellement sur le carreau un jeune sur cinq, sans formation ni diplôme, en dépit de la propagande d’une « société inclusive ». Alors oui, c’est tout le le dispositif des études et de l’orientation professionnelle qu’il convient de repenser, mais aussi l’organisation monde du travail : il faut infléchir les représentations collectives con-cernant la hiérarchie des fonctions et des statuts, favoriser le sens des pratiques, au ni-veau individuel et collectif, et désamorcer la recherche stérile de rendement et de profit, réintroduire une praxis émancipatrice dans nos activités communes, revaloriser certaines carrières, revoir à la hausse les salaires des secteurs professionnels les moins rémunérés, mettre à niveau les allocations spécifiques et les prestations sociales, lutter contre la précarité, mais aussi plafonner les plus hauts salaires en diminuant drastiquement les écarts les plus indécents, réformer l’impôt, taxer le capital et l’héritage, redistribuer, définanciariser, décroitre, mettre en place une véritable justice sociale et une politique d’égalité ambitieuse.… C’est aussi là que se joue la question du handicap et la place que nous ferons réellement aux travailleurs handicapés dans notre société.
Il s’agit là d’une responsabilité lourde, car elle implique le devenir réel et les possibilités concrètes d’autonomie de ces enfants souffrants de handicap, au-delà des postures idéologiques et de l’hypocrisie politiquement correcte… Sommes-nous prêts à accepter la réalité, et à nous donner les moyens d’y faire face, ou préférons-nous nous bercer d’illusions quitte à sacrifier les possibilités évolutives de certains enfants lourdement handicapés ? Les paroles, ou les actes ; c’est un choix de société et de politique.
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