Louis Joinet : « Les juges doivent laisser la place aux historiens »
Le magistrat Louis Joinet a été l’un des principaux artisans de la « doctrine Mitterrand ». Il rappelle la nécessité, aujourd’hui, de respecter les engagements de la France.
dans l’hebdo N° 1545 Acheter ce numéro
Si le refus d’extrader les réfugiés politiques des violentes années 1970 en Italie a été une décision de François Mitterrand lui-même, Louis Joinet, magistrat et conseiller spécial de Pierre Mauroy pour les droits de l’homme dès juin 1981 (et de tous les Premiers ministres socialistes successifs), en fut le véritable maître d’œuvre. Également expert indépendant à la Commission des droits de l’homme de l’ONU, principal fondateur du Syndicat de la magistrature, il nous avait raconté il y a quelques années (1) avoir connu « d’abord comme militant » beaucoup des dossiers politiques qu’il eut à gérer à Matignon.
À l’heure où, en Italie, le ministre de l’Intérieur d’extrême droite Matteo Salvini (re)demande l’extradition d’anciens activistes d’extrême gauche, tous sexagénaires, pour des faits commis durant cette « guerre civile de basse intensité » que connut la péninsule il y a plus de quarante ans, Louis Joinet revient sur les fondements juridiques de la protection que leur a accordée la France. Et rappelle s’il en était besoin que la République, par décision de la plus haute autorité de l’État, a « donné sa parole ».
Vous avez écrit dans vos mémoires que l’Italie des années 1970 était « hémiplégique » et que « son compromis historique ne déboucha jamais sur un gouvernement ». Diriez-vous que la fameuse « doctrine Mitterrand » apaisa alors – voire arrangea – la République italienne, en « exfiltrant » nombre d’activistes qui étaient passés, dans des circonstances bien particulières, aux armes ?
Louis Joinet : Les autorités italiennes ne l’ont jamais dit à l’époque et ne le diront jamais. Cependant, je peux répondre par l’affirmative à cette question. Il faut se souvenir que les prisons transalpines étaient alors pleines à craquer. Il y avait des procès pléthoriques et, comme ces activistes étaient de diverses tendances parfois opposées, ils étaient, lors des audiences, dans des box séparés, isolés les uns des autres.
Le président du Conseil italien, socialiste, Bettino Craxi, est venu à Paris rencontrer François Mitterrand. Implicitement, il était assez clair, chez les conseillers de Craxi, avec qui j’étais alors en contact, vu la manière dont ils parlaient de ces affaires, que le gouvernement italien n’était pas mécontent que ces activistes soient en France et, surtout, qu’ils cessent leurs activités et abandonnent la violence politique, en se trouvant ici.
Comment est né ce qui a pris par la suite le nom de « doctrine Mitterrand » ?
J’ai été appelé à Matignon dès la fin mai 1981. Dans le courant du mois de juin, rentrant d’un Conseil des ministres, le Premier ministre, Pierre Mauroy, dont j’étais l’un des conseillers, m’a téléphoné et m’a dit : « Le Président a décidé qu’on n’extraderait pas les Italiens parce qu’il s’agit d’affaires politiques. Faites-moi des propositions pour mettre cela en œuvre. »
J’ai laissé entendre que j’hésitais mais que je le ferais volontiers, à condition que ce ne soit pas une mesure de clémence, par respect pour les victimes, mais une trajectoire de paix. Mauroy m’a dit d’accord. J’ai d’abord tenu une réunion interministérielle avec l’Intérieur et la Justice. Puis nous avons eu une série de rendez-vous au cabinet de Me Henri Leclerc [grand avocat et président de la Ligue des droits de l’homme de 1995 à 2000, NDLR], à laquelle j’ai convié aussi un certain nombre de fonctionnaires, notamment de l’Intérieur, des Renseignements généraux, etc. Il y avait donc là les principaux avocats de la plupart des réfugiés italiens des années 1970, dont certains étaient arrivés récemment. Les réunions ont été compliquées au départ.
Quels en étaient les enjeux ?
Il s’agissait, pour les Italiens, de renoncer à la clandestinité – par l’intermédiaire de leurs avocats, afin de ne pas avoir à donner leur adresse personnelle. Et renoncer à la clandestinité vaudrait renonciation à la violence politique. On les a d’ailleurs appelés, administrativement, les « renonceurs ». Leurs avocats étaient réticents au départ, car ils craignaient que leur position d’intermédiaires soit assimilée à une collaboration avec la police…
Les discussions ont été assez âpres et ont duré au moins un mois. Les réfugiés italiens étaient censés se plier à cet engagement, mais sans donner leurs coordonnées, donc. Comme on ne pouvait pas le faire sans les avocats, ceux-ci se sont finalement ralliés à cette solution et cela a été le début de la « doctrine Mitterrand ». On a d’abord voulu s’assurer, après ces réunions avec les avocats puis pendant plusieurs années, que cela fonctionnait. Et cela a été le cas : il n’y a eu aucun accroc à ces engagements, de part et d’autre. Cela a marché.
Cela signifiait que ces anciens activistes renonçaient à la violence politique et s’installaient paisiblement en France…
Tout à fait. Et tous ont joué le jeu. Tous. La crainte était que la France devienne une base de repli, comme le Pays basque nord (français) l’est devenu pour l’ETA et les Basques du sud (espagnols). C’est pourquoi, lorsqu’ils déclaraient leur présence par l’intermédiaire de leurs avocats, et donc sortaient de la clandestinité, cela valait renonciation à la violence politique pour l’avenir. C’est cela qui était capital. J’insistais pour tenir les réunions interministérielles au ministère de l’Intérieur, pour que les forces de police soit tenues par les décisions prises, pour les « mouiller », en quelque sorte. J’insistais aussi pour qu’il n’y ait pas que des membres des cabinets, mais aussi des personnes des services de renseignement et les fonctionnaires qui appliqueraient finalement la « doctrine ».
Je me rappelle notamment quelques instants formidables, quand les policiers du renseignement étaient sidérés de voir que les gens déclaraient ouvertement leur présence, sans qu’ils aient à les rechercher ! Je crois qu’ils ont apprécié cette manière de faire, qu’ils ont considérée comme très professionnelle. Ils étaient presque honorés, car on leur demandait de vérifier si les gens respectaient bien la doctrine mise en place. Ce qui était très différent de ce qu’ils faisaient d’habitude, c’est-à-dire traquer les gens pour les coffrer !
En outre, vous rappelez que les dossiers d’accusation ou de demande d’extradition étaient souvent mal ficelés et même extrêmement faibles juridiquement.
Absolument. Il s’agissait de requêtes essentiellement politiques. Les dossiers envoyés par les Italiens étaient souvent lacunaires, mal argumentés juridiquement, manquant de fondements et de faits précis. À partir de là, il était assez facile de ne pas y donner suite ou de refuser les extraditions requises.
Pour conclure, la France a donné sa parole à ces gens qui sont aujourd’hui sexagénaires, voire plus âgés, parfois grands-parents, et installés ici depuis trente ou quarante ans. En quoi consiste cette parole, qui engage donc la République ?
Ce qui est fondamental, c’est qu’elle provient du plus haut niveau de l’État. On ne peut donc pas revenir dessus. C’est une question de cohérence, de cohésion politique et institutionnelle. François Mitterrand ne l’a pas formulé au début, car lui-même souhaitait voir si cela déraperait, si ces Italiens tiendraient leurs engagements. Il a donc attendu quatre ans pour prononcer son fameux discours à la tribune du 65e congrès de la LDH à Paris, le 21 avril 1985, où il a réitéré publiquement sa décision de ne pas extrader les anciens activistes italiens (2). Ces paroles en font non pas la « doctrine Mitterrand », mais la doctrine de l’État. La « parole donnée » de la République française. Cela ne concernait d’ailleurs que quelques centaines de personnes, bien moins d’un demi-millier en tout cas.
J’insiste à nouveau sur le fait, alors que l’Italie vient de demander à nouveau l’extradition de quatorze d’entre eux, que tous ces gens ont alors cessé toute activité subversive. Et surtout que les faits datent de quarante ans environ. C’est pourquoi nous affirmons dans notre tribune parue récemment dans Le Monde, écrite avec Michel Tubiana [président d’honneur de la LDH, NDLR] et Irène Terrel [avocate d’un grand nombre de ces « renonceurs » italiens, NDLR], que « le temps judiciaire est dépassé, il doit laisser la place aux historiens (3) ».
C’est ce qu’a dit exactement, déjà en 2000, l’ancien député italien Giovanni Pellegrino, président de la commission d’enquête parlementaire sur le terrorisme en Italie : « Aujourd’hui, il ne s’agit plus de faire justice, car trop de temps a passé. Nous pouvons seulement entreprendre une démarche de vérité. »
(1) À l’occasion de la publication de son autobiographie, Mes Raisons d’État. Mémoires d’un épris de justice (La Découverte). Voir Politis n° 1274, du 23 octobre 2013.
(2) C’est à la date de ce discours que ce principe a été appelé « doctrine Mitterrand ».
(3) Le Monde, 5 mars 2019.