Migrants : À travers la montagne, des pièges souvent cruels
À Briançon, le Refuge solidaire accueille les migrants après leur périple, rendu périlleux par les conditions géographiques mais aussi des contrôles policiers accrus. Reportage.
dans l’hebdo N° 1544 Acheter ce numéro
Les migrants qui passent par le refuge de nuit d’Oulx, dans le val de Suse (Italie), ne peuvent l’ignorer. Au beau milieu du dortoir de fortune installé dans des locaux mis à disposition par la mairie et géré par une fondation catholique, une pile de tracts les prévient du « danger » qu’ils encourent. Le mot est imprimé en rouge et caractères gras sur un fond bleu où se détache la silhouette noire d’un randonneur en pleine ascension au-dessus duquel plane une tête de mort. De brefs messages en anglais, français, italien, arabe et amharique précisent la nature du « danger de mort » : « La montagne en hiver est dangereuse. Risque de gelures et de froid extrême, de se perdre ou de mourir d’épuisement. » L’avertissement, assorti d’une mise en garde contre les « passeurs », qualifiés d’« arnaque » – « Le passage de la montagne est dangereux et non garanti même si vous payez » –, se veut dissuasif et les prie de faire « demi-tour ». En vain.
Depuis l’été 2017, date à laquelle la militarisation de la frontière dans la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes) les a poussés à chercher un passage plus au nord, nombreux sont les migrants à tenter de gagner la France depuis cette haute vallée du Piémont vers le Briançonnais. Été comme hiver. Les bénévoles du Refuge solidaire de Briançon (Hautes-Alpes), créé cet été-là, annoncent avoir hébergé depuis quelque 7 000 réfugiés et servir 50 000 repas par an. Jusqu’à l’hiver dernier, c’est depuis la station italienne de Bardonecchia qu’ils franchissaient la frontière, _via la petite route du col de l’Échelle, fermée à la circulation en hiver. C’est désormais depuis Oulx, où ils arrivent en train de Milan ou de Turin, qu’ils gagnent en bus la station frontalière de Claviere, d’où ils partent à pied, le plus souvent à la nuit tombée et à travers bois, en direction de Briançon en passant par le col et la station de Montgenèvre, en tentant d’éviter les contrôles de la police aux frontières (PAF) et les patrouilles de gendarmerie qui les refoulent parfois sans ménagement.
Ce système de contrôle à la frontière « fait courir des risques énormes aux migrants », déplore la députée européenne (EELV) Michèle Rivasi, venue le constater. Quatre décès ont été enregistrés dans le Briançonnais ; davantage côté italien, nous assure-t-on. Dernier drame en date, Tamimou Derman, un jeune Togolais de 28 ans, a été retrouvé inanimé dans la nuit du 6 au 7 février par un chauffeur routier, le long de la route nationale entre Montgenèvre et Briançon. L’institut médico-légal a conclu à « une probable mort par hypothermie ».
Le 7 mai 2018, sur la même route, une jeune Nigériane de 24 ans, Blessing Matthew, avait trouvé la mort lors d’une course-poursuite avec la police ; son corps avait été retrouvé deux jours plus tard dans la Durance. Le 19 mai, c’était un Sénégalais, Mamadou-Alpha Diallo, qui était retrouvé sans vie au-dessus des Alberts, un village au nord de Briançon. Épuisé après s’être égaré dans la montagne et avoir marché trois jours avec un ami de son village, il était tombé d’une falaise. Le 25 mai, un corps était retrouvé par un chasseur sur le versant italien ; recroquevillé dans une anfractuosité du sol, il s’était vraisemblablement perdu durant l’hiver.
« C’est quatre morts de trop », s’indigne Max Duez, un chirurgien de l’hôpital de Briançon en retraite. Bénévole au Refuge solidaire, il a recueilli le récit de l’ami de Mamadou-Alpha. « Ils avaient fini de traverser la montagne et ils meurent dans la vallée », s’indigne-t-il en accusant « la militarisation de la frontière » d’être « accidentogène ».
Si ces décès sont sans commune mesure avec l’hécatombe causée par la traversée de la Méditerranée, les blessures physiques sont fréquentes et peuvent être durables. « Les gens se blessent ou ont des membres gelés », témoigne un médecin intervenant au Refuge solidaire. Pour faire face, une cellule médicale bénévole s’est constituée dès la création du refuge. Elle a permis de soigner plus d’un millier de personnes, avant qu’un accord financier soit trouvé en février 2018 avec l’agence régionale de santé (ARS) pour la création d’une permanence d’accès aux soins de santé (Pass). Assurée par des soignants volontaires de l’hôpital, cette Pass permet des consultations trois jours par semaine au refuge pour des soins légers. Ceux qui nécessitent un examen ou une prise en charge plus poussée y sont repérés et reçus à l’hôpital les autres jours. En un an, quelque 600 réfugiés ont été suivis par la Pass mobile.
Ils sont presque aussi nombreux à avoir poussé la porte de l’hôpital en un an et demi. Soit les réfugiés y arrivent eux-mêmes, soit ils y sont conduits par les pompiers ou la PAF. Un système « absurde », soulignent plusieurs soignants : lorsqu’ils se sont « blessés lors de courses-poursuites avec la police, on va les chercher avec un hélicoptère de l’État pour les conduire à l’hôpital, où ils sont soignés par l’État ».
Entorses, fractures, gelures…
Les traumatismes causés par le passage de la frontière sont divers : entorses, fractures du genou ou du poignet, notamment. Mais surtout, cette année, bien que la neige soit moins abondante que l’hiver dernier, les médecins enregistrent « énormément de gelures ». Parfois sévères, elles nécessitent des soins de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois. Pourtant, tous attestent que les réfugiés qui parviennent à Briançon sont « globalement en bonne santé », ne serait-ce que parce qu’ils ont réussi à traverser le Sahara et la Méditerranée. Au terme de ce long voyage, ils arrivent tous au mieux avec des petits problèmes de santé qui nécessitent des soins. Mais, parfois, ce sont d’anciens traumatismes mal soignés ou des séquelles de mauvais traitements subis en Libye (tortures, viols…). Des cas de tuberculose, de gale et même trois ou quatre bilharzioses ont été diagnostiqués.
Pour pallier toute contagiosité, explique Max Duez, l’ARS a accepté, dans le cadre de la Pass – qu’il espère voir reconduite au moins un an –, de prendre en charge le nettoyage du linge du refuge. Les bénévoles ne pouvaient pas entretenir 50 kg de linge par jour dans les mêmes conditions sanitaires que la laverie qui travaille avec l’hôpital. Ils se démènent en revanche du mieux qu’ils peuvent pour fournir, en lien avec les bénévoles italiens, chaussures et vêtements chauds aux migrants qui bravent le danger de l’hiver. Et leur portent secours lors de maraudes nocturnes pour éviter que le froid ne porte atteinte à leur intégrité physique.