Police aux frontières : « On agit sans cadre juridique »
Depuis les attentats de 2015, les contrôles frontaliers sont rétablis. Un agent de la Police aux frontières témoigne.
dans l’hebdo N° 1544 Acheter ce numéro
Pour les agents de la police aux frontières (PAF), difficile de porter une voix critique. À la fin de notre entretien, l’un d’entre eux finit par avouer : « J’ai des collègues qui ne répondent même plus aux ordres d’en haut. Ils ne jouent plus le jeu… Ils en ont ras le bol de leur mission. » Sont-ils prêts à témoigner ? Les jours passent. Puis arrive un SMS : « Même sans donner leur identité, ils ont trop peur de la réaction des officiers. » Entre les pressions du ministère de l’Intérieur (où le remplacement de Gérard Collomb par Christophe Castaner n’a évidemment rien changé) et la nouvelle gestion de l’immigration côté italien, la frontière alpine demeure une zone à haute tension. Avec les exilés pour premières victimes, comme le raconte cet unique agent de la PAF qui ait accepté de témoigner.
« Depuis le rétablissement des contrôles aux frontières, à la suite des attentats de novembre 2015, notre unité se retrouve côté italien, près de Modane. C’est un système de bureau à contrôles nationaux juxtaposés (BCNJ), sous le cadre administratif de la non-admission. Concrètement, avant, quand on contrôlait côté français, on engageait une procédure de retenue. Maintenant, ça prend moins de dix secondes. C’est très efficace. On remplit un formulaire en trois volets, puis on remet le migrant illégal à la police italienne.
Mais avec l’arrivée de Matteo Salvini (1) au ministère de l’Intérieur en Italie, tout a changé. Dès ses premières déclarations, où il annonçait la fin des renouvellements de séjour, on a battu des records. Depuis juillet, nous refusons l’entrée en France à 700 à 800 migrants par mois : c’est 30 % de plus qu’avant. S’ajoutent à cela les frictions diplomatiques. Aujourd’hui, les policiers italiens, débordés, refusent de venir récupérer les migrants la nuit. Donc, de 23 heures à 7 heures, nous devons rester avec eux dans nos locaux et nous ne contrôlons plus la frontière. Ce ne sont plus les mêmes profils de migrants. Il y a moins de personnes sans documents et beaucoup plus d’invalidités de permis de séjour. En Italie, avant d’obtenir un renouvellement de leur titre, s’ils l’obtiennent, les étrangers reçoivent un document provisoire qui n’est pas valide dans l’espace Schengen. Mal informés, ils arrivent en France en pensant qu’ils peuvent voyager en Europe. Mais non. C’est une fuite en avant.
Nos conditions de travail se sont améliorées, mais la situation des migrants s’est complètement détériorée. Nos locaux sont inadaptés à l’accueil du public. On se retrouve avec dix, voire quinze personnes qui dorment par terre toute la nuit. Parfois, ils arrivent à tous tenir sur le banc en métal. Ils ont à peine de quoi se nourrir ! Cette situation, se produit tous les soirs. En théorie, nous ne sommes pas habilités à les garder dans nos locaux, donc c’est de la surveillance sans aucun cadre juridique. Notre hiérarchie directe est au courant, ils essaient de faire le nécessaire auprès de ceux qui sont au-dessus d’eux, mais, à ce niveau-là, c’est politique.
Il y a un vrai décalage entre le discours de nos dirigeants, qui affirment la nécessité d’un contrôle accru des frontières, et nos réalités de terrain. Depuis les attentats terroristes en France, on a dû réintroduire les contrôles pour raisons de sécurité. On en fait, c’est certain. Mais on s’occupe aussi beaucoup d’immigration. On doit donner un sens à notre travail, or il n’en a pas toujours. C’est là qu’on se rend compte que la politique impacte immédiatement la réalité vécue par les gens, il suffit de mettre quelqu’un comme Matteo Salvini au pouvoir pour que ça bouleverse tout, tout de suite. »
(1) Matteo Salvini, leader de la Ligue (extrême droite), est vice-président du Conseil et ministre de l’Intérieur en Italie depuis le 1er juin dernier.