Que les aristocrates tremblent !
Des gouvernants aux banques en passant par l’université, les opérations climaticides et menaçant les plus pauvres se multiplient. Mais, comme en 1788, l’indignation croît et une révolution est en marche.
dans l’hebdo N° 1544 Acheter ce numéro
Nous dirons à ces hommes égarés et souillés […] qu’ils doivent trembler pour leur honneur et même pour leur fortune, s’ils ne se hâtent d’abandonner une carrière que le sentiment général et progressif de la société réprouve chaque jour davantage, et à laquelle le sceau de l’infamie va bientôt s’attacher. Déjà l’on commence à désigner […] les maisons adonnées à la traite des Noirs […] Déjà les maisons les plus respectables de la capitale ont rompu toute relation avec les négriers nantais, et nous apprenons qu’on s’occupe des moyens de leur interdire complètement tout emploi du crédit. » Ainsi se positionnait Le Producteur, journal socialiste, en 1825, dans la longue lutte pour l’abolition de l’esclavage : nommer, salir les négriers, intimider leurs alliés et leurs banquiers, ne plus leur accorder de crédit.
Cette stratégie n’est pas datée, elle éclaire notre présent. L’appel à cette saine réprobation et cette stratégie ont gagné du terrain, et remporté des premières victoires ces derniers temps. Alors que le gouvernement entendait faire porter sur les moins aisés une pseudo-taxe carbone, le mouvement hirsute et ingouvernable des gilets jaunes a posé la question des liens entre justice sociale et descente énergétique. Malgré la colère qui monte, le régime maintient les privilèges fiscaux des 1 % les plus riches et des entreprises les plus pollueuses, paupérise les transports publics quotidiens, signe des accords de commerce climaticides, refuse de taxer le kérosène. Et, le 7 mars, le parti d’Emmanuel Macron a vidé de tout contenu la proposition de loi qui devait limiter l’utilisation de l’épargne populaire pour investir dans les énergies fossiles.
Ce n’est pas tout. Ces mêmes banques qui font de l’argent sale avec les nouveaux négriers de l’extractivisme, préparant un monde de violences climatiques et d’errances migratoires, entendent nous laver le cerveau et contrôler l’Université. Quelle surprise d’apprendre que, au moment même où nous nous décarcassons sans moyens avec quelques collègues pour ouvrir à l’École des hautes études en sciences sociales un nouveau master d’études environnementales à la rentrée prochaine, la Comue (regroupement d’universités) Paris-Sciences-et-Lettres, à laquelle nous appartenons, ouvre à grands frais une nouvelle licence « positive impact » avec la BNP (1). Comme si celle-ci n’était pas la banque française qui détient le plus de filiales dans les paradis fiscaux et n’investissait pas massivement dans le charbon ! Selon Oxfam, les six plus grandes banques françaises ont consacré près des trois quarts de leurs financements énergétiques aux énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz). BNP Paribas, la Société générale et le Crédit agricole sont les principaux pourvoyeurs de fonds aux énergies sales : en 2016-2018, ils ont, selon les Amis de la Terre, investi près de 10 milliards d’euros dans les entreprises actives dans le secteur du charbon (le plus climaticide), soit 50 % de plus qu’au cours de la période 2013-2015 (2).
Comme le montre bien le récent livre de Grégoire Chamayou (3), cette caste des riches et des gouvernants a fabriqué de toutes pièces le discours « la responsabilité, c’est d’abord chacun·e d’entre nous » (Emmanuel Macron la semaine dernière) afin de désarmer toute critique. Certes, le capitalisme industrialiste a su coloniser nos rêves par le consumérisme, et il appartient à chacun de se déconnecter de cette emprise pour vivre et faire société autrement. Mais le niveau de responsabilité de chacun·e dans la catastrophe planétaire en cours est fonction de son empreinte écologique et de son pouvoir de décision économique et politique, c’est-à-dire qu’il est hautement différencié. Contrairement à ce que pourrait laisser croire le terme d’anthropocène – qui consacre l’ampleur spatiale (globale) et temporelle (géologique) prise par les dérèglements climatique et écologique –, ce n’est pas une humanité indifférenciée qui est à blâmer, mais un modèle productiviste qui a été imposé aux mondes colonisés, aux mondes paysans et ouvriers par un sous-groupe restreint de l’espèce humaine, et où chaque année la création de richesse est massivement capturée par 1 % des homo sapiens.
On sait qu’aujourd’hui les inégalités et l’emprise d’une aristocratie possédante sur l’économie sont du même niveau qu’en 1788 (4). L’ampleur des dérèglements des communs écologiques a, elle, été décuplée. Seule une révolution, un radical changement de cap et d’époque, saura corriger cette double injustice, sociale et écologique. Et que les négriers et les aristocrates tremblent, en effet : elle est en marche. En témoignent les luttes territoriales au Sud et au Nord, l’indignation croissante contre l’inaction climatique (de l’Affaire du siècle à Extinction Rébellion en passant par les grèves climatiques lycéennes). La convergence à Paris, samedi 16 mars, du mouvement climat, des gilets jaunes et de la marche des solidarités nous indique que le printemps est là, en avance, changement climatique oblige, et qu’il sera résolument social et écologique. Il a fallu des décennies pour arracher l’abolition de l’esclavage, nous n’avons pas ce temps-là !
(1) « BNP Paribas se paye une licence universitaire sur le développement durable », multinationales.org, 26 février 2019.
(2) « Climat : les grandes banques françaises en parlent beaucoup mais ne font rien », multinationales.org, 26 novembre 2018.
(3) La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, Grégoire Chamayou, La Fabrique, 2018.
(4) Le capital au XXIe siècle, Thomas Piketty, Seuil, 2015.
Christophe Bonneuil, historien des sciences, directeur de la collection « Anthropocène » au Seuil et animateur de la revue Terrestres.org.