Réfugiés italiens : La France a donné sa parole d’État
Le ministre italien de l’Intérieur, Matteo Salvini, affirme qu’il va réclamer l’extradition de réfugiés politiques des « années de plomb ». Or, pour ces faits remontant à plus de quarante ans, la « doctrine Mitterrand » engageait notre pays à ne pas les renvoyer, contre leur renonciation définitive à la violence.
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On gardera en mémoire les images pour le moins obscènes – quoi que l’on pense du personnage et de son passé – de Cesare Battisti entouré de policiers à sa descente d’avion à Rome, exhibé à 64 ans comme un animal de foire – ou plutôt comme un trophée de chasse. Devant une nuée de journalistes, le ministre de l’Intérieur, Matteo Salvini, dans une veste « polizia » toute neuve, attendait « le petit cadeau » que lui a fait livrer Jair Bolsonaro, pour reprendre les mots exacts du fils de ce dernier, conseiller spécial du nouveau président brésilien.
Depuis, Salvini assure que « Battisti va maintenant pourrir en prison » (sic) et qu’il n’est que le premier « terroriste de gauche » qui devra venir purger sa peine dans une prison italienne, en particulier ceux qui sont « protégés » par la France. Et le ministre d’extrême droite de promettre que « le bon temps » passé à « boire du champagne sous la tour Eiffel » (re-sic) est terminé pour eux. Une liste de quatorze réfugiés politiques des « années de plomb » présumés résider en France est parue dans la presse. Mieux, quelques magistrats italiens seraient venus pour tenter de convaincre Paris de revenir sur une politique décidée par François Mitterrand, président de la République au début des années 1980.
Or de telles demandes d’extradition sont soumises à une procédure bien précise. « Elles ne peuvent se dérouler de chancellerie à chancellerie, mais doivent suivre ce qui est prévu par la convention européenne d’extradition de 1957 », rappelle l’ancien magistrat Louis Joinet, premier avocat général honoraire à la Cour de cassation (voir entretien ici) et concepteur de la « doctrine Mitterrand ». Juridiquement, donc, la convention de 1957 prime sur le « mandat d’arrêt européen », institué en 1993, et qui ne peut concerner que des faits postérieurs à cette date. Serge Tubiana, avocat et président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme (LDH), sa consœur Irène Terrel, avocate de plusieurs réfugiés italiens, et Louis Joinet ont ainsi épinglé, dans une tribune parue dans _Le Monde le 5 mars, les récentes « affirmations » erronées de Nathalie Loiseau, rappelant à la ministre des Affaires européennes que « le “sujet” des Italiens asilés en France depuis maintenant quatre décennies » ne saurait, comme elle l’a déclaré, « être traité de justice à justice ». Car, pour des faits antérieurs au 1er novembre 1993, la convention de 1957 prévoit que, « en première et dernière intention, la décision d’extrader ou pas revient au pouvoir politique ».
Antiterrorisme moderne
Ce bref rappel du droit explique sans doute la situation actuelle. Il semble en effet que Rome n’ait pas, jusqu’à présent, officiellement transmis de nouvelles demandes d’extradition, en dépit de la liste de noms publiée par voie de presse, à grand renfort de publicité et de coups de menton de Matteo Salvini. La France a donné sa parole d’État à quelques centaines de réfugiés, ou « asilés », arrivés pour la plupart à la fin des années 1970 ou au début des années 1980. Et cette parole est venue du plus haut niveau, en l’occurrence du président Mitterrand lui-même, qui l’a énoncée publiquement lors de son allocution devant le congrès de la LDH le 21 avril 1985 : « Le grand problème politique du terrorisme est certes de savoir pourquoi on y entre, mais il est surtout de savoir comment on en sort ! »
L’Italie est sortie exsangue de la décennie 1970, années de violence politique diffuse (jusqu’à plusieurs attentats chaque jour en 1979), avec des assassinats ciblés commis par des groupes armés à gauche, mais aussi des massacres de masse dus à des bombes aveugles posées par des factions d’extrême droite, souvent manipulées par certains secteurs du pouvoir et les services secrets, parfois liés à la CIA. L’enlèvement d’Aldo Moro, leader de la Démocratie chrétienne et artisan du « compromis historique » avec le PCI, qui se termine par son exécution le 9 mai 1978 par les Brigades rouges après 55 jours de détention, constitue le point d’orgue de cette période.
Avec l’instauration de lois et de prisons spéciales, il est parfois dit que l’Italie a en quelque sorte « inventé » l’antiterrorisme moderne : durée de garde à vue prolongée, recul des droits de la défense, possibilités accrues de perquisitions policières, création du système des repentis (dénonçant en échange de remises de peine). Les organisations armées se comptent alors par dizaines.
Le 7 avril 1979, les milieux d’extrême gauche sont l’objet d’une vague d’arrestations qui, au-delà des activistes armés, s’étend alors à des avocats, des syndicalistes et des militants associatifs. En 1979 et en 1980, la tension – dont l’extrême droite et les parties les plus réactionnaires du régime démocrate-chrétien, en place depuis 1945, ont fait une « stratégie », afin que la violence meurtrière éparse nourrisse une demande sécuritaire autoritaire – est à son comble. Près de 15 000 actions violentes ont eu lieu depuis 1969. La répression policière provoque, elle aussi, des dizaines de morts. À Bologne, les néofascistes font exploser, le 2 août 1980, jour de départ en vacances, une bombe dans la gare de Bologne bondée : 85 morts et plus de 200 blessés, certains amputés.
Au début des années 1980, plus de 8 000 activistes d’extrême gauche sont derrière les barreaux. Les magistrats distribuent alors des dizaines d’années de prison. La grande majorité du mouvement ouvrier, d’abord plutôt en sympathie, rompt alors avec les groupes « combattants » (dont beaucoup sont nés dans les usines). Dans ce climat de fin de cycle de « guerre civile de basse intensité », selon l’expression utilisée alors par la commission d’enquête parlementaire sur le terrorisme, Rome voit plutôt d’un bon œil que quelques centaines de militants, dont une partie avaient fait le choix des armes, trouvent refuge à l’étranger. Et comme le confirme dans notre entretien Louis Joinet, tous ceux qui, par l’intermédiaire de leurs avocats, vont déclarer leur présence en France, _« ce qui valait alors renonciation à la violence armée », vont « jouer le jeu ». Donc déposer définitivement les armes, avant de refaire leur vie.
Réécriture de l’histoire
À quoi bon, donc, quarante ans plus tard, réitérer des demandes d’extradition, refusées par la France à l’époque et souvent mal ficelées côté italien, ce qui peut laisser à penser qu’elles n’étaient pas sérieusement élaborées ? L’actuel exécutif italien peut-il réellement en espérer un gain quelconque ? Surtout, pourquoi vouloir s’acharner à mettre sous les barreaux des sexagénaires, voire des septuagénaires, souvent parents d’enfants français et même grands-parents, pour des faits si anciens ?
Seule une volonté démagogique peut l’expliquer. Il est vrai que la séquence dite des années de plomb en Italie fait l’objet depuis longtemps d’une véritable réécriture, travestissant à tout le moins le déroulé des faits, et qui se révèle opérante. Un sondage commandé régulièrement par un prestigieux institut de recherche en science politique interroge ainsi les jeunes de moins de 26 ans sur la période. Avec des résultats vraiment surprenants. L’attentat à la bombe du 12 décembre 1969 dans une banque de la piazza Fontana à Milan (17 morts, 85 blessés), événement considéré comme le début de la fameuse stratégie de la tension et dont on sait depuis longtemps qu’il fut l’œuvre de néofascistes manipulés par une partie des services secrets, est attribué par une majorité des jeunes Italiens… aux Brigades rouges. Qui ne se formèrent que plus d’un an plus tard.
Aujourd’hui, les tentatives d’usage démagogique de la part de Matteo Salvini de cette période de violence politique s’inscrivent parfaitement, et sans difficulté, dans un travail de réécriture d’une période ayant surtout laissé son lot de fantasmes et de frayeur dans l’opinion transalpine. À tel point que rares sont les intellectuels en Italie à contester cette présentation tronquée, sauf peut-être le romancier Erri De Luca et quelques auteurs de polars, dont les récits se situent souvent durant les années de plomb. Cela explique aussi pourquoi nombre d’intellectuels de ce pays attaquent presque systématiquement leurs homologues français lorsque ceux-ci prennent la défense des réfugiés en France pour refuser leur extradition.
Le président de la commission d’enquête parlementaire italienne sur le terrorisme, Giovanni Pellegrino, écrivait pourtant en 2000 : « L’incrimination pénale, trente, vingt ou quinze ans après les faits, me semble une chose étrangère au sens civil d’une démocratie qui se prétend vraiment accomplie. » Et le député d’ajouter, en appelant aux historiens : « Aujourd’hui, il ne s’agit plus de faire justice, car trop de temps a passé. Nous pouvons seulement entreprendre une démarche de vérité. »
Œuvre de manipulation
Seul accroc à la doctrine Mitterrand depuis 1981, l’ancien brigadiste (l’un des derniers arrivés en France) Paolo Persichetti, alors enseignant à l’université Paris-8, fut interpellé en août 2002 et extradé la nuit même, sous le gouvernement Raffarin, dont le ministre de l’Intérieur s’appelait Nicolas Sarkozy. À cette époque, déjà, l’exécutif italien, dirigé par Silvio Berlusconi, avait fait œuvre démagogique de manipulation. Quelques mois plus tôt, un petit groupe armé ayant repris le nom de « Brigades rouges », totalement coupé du mouvement ouvrier, contrairement à ses lointains prédécesseurs des années 1970, avait exécuté un conseiller du ministre du Travail, alors en train de « réformer » le CDI.
Sous le coup d’un mandat d’extradition signé par Édouard Balladur en 1993, Persichetti fut accusé, la frontière à peine franchie, de ce meurtre. Or son décret d’extradition ne portait évidemment pas sur cette exécution survenue en 2001. Il passera plusieurs années en prison avant que ses défenseurs puissent faire reconnaître ce vice de procédure. Au cours de cette période, le démocrate-chrétien Francesco Cossiga, ancien président de la République (1985-1992), qui fut ministre de l’Intérieur à la fin des années 1970, personnage honni par l’extrême gauche, alors, en tant que responsable d’un maintien de l’ordre particulièrement musclé, fit parvenir une lettre à Paolo Persichetti.
La missive de Cossiga synthétise particulièrement bien ces « années de plomb » : « L’extrémisme de gauche n’était pas un terrorisme au sens propre […] mais un mouvement politique qui, se trouvant dans la situation de combattre un appareil d’État, usait de méthodes terroristes comme l’ont toujours fait tous les mouvements de libération, y compris la Résistance. […] Vous avez été battus par l’unité politique entre la Démocratie chrétienne et le Parti communiste italien. Mais tout ceci appartient à une période historique de l’Italie dont la page est tournée. À présent, la prétendue justice qui s’est exercée et qui s’exerce encore à votre encontre, même si elle est légalement justifiable, tient politiquement de la vengeance et de la peur. » Quand l’Italie y mettra-t-elle enfin un terme et regardera-t-elle enfin son passé en face ?